Où Niklaus Bruchmüller et le professeur August Arronax discutent de la faisabilité d'un projet

En l’année 933, la maison portant le numéro 7 de la Promenade du Lion, Skingrad, était habitée par Niklaus Bruchmüller, PhD., l’un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Naval Club, bien qu’il semblât prendre à cœur de ne rien faire qui ne pût attirer l'attention.

On disait qu’il ressemblait à Tyor – par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds, – mais un Tyor à la barbe mal rasée, un Tyor impassible et flegmatique, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.

Et l'on pourrait continuer à décrire l'homme en expliquant qu'il n'appartenait point à l'auguste Académie des Sciences du Daënastre, qu'il n'était point Gouverneur ni O'Meara, ni maire ni même son adjoint. Qu'il ne possédait aucune chaire à l'université et que s'il lui arrivait, à la demande d'anciens collègues d'être invité à conférencer sur un sujet particulier, il n'était somme toute pas un homme que le skinarois de base qualifierait effrontément "d'important". Mais cela serait outrepasser la propriété intellectuelle du sieur Verne, qui devrait se retourner dans sa tombe de voir jaillir à la lumière du jour un tel plagiat sans honte ni vergogne.

Mais déjà, le mal est fait, et le singulier personnage introduit; et ses projets sur le point d'être dévoilés. Car l'homme est d'abord un ingénieur, militaire de sucroît, travaillant en tant que responsable d'un des nombreux services de recherche de la Marine, et sans conteste une référence absolue en ingénierie mécanique ainsi que dans les magilithes de feu et d'eau, dont les interactions furent étudiés durant sa thèse, il y a de cela bien des années. Il était cela dit docte sur bien d'autres sujets, les rares mais précises sorties sur des sujets qui n'étaient pas les siens démontraient néanmoins d'une connaissance affûtée sur un bon nombre d'autres domaines. Quant à son sujet d'étude actuel, il était très large, très secret et commissionné sur ordre de la hiérarchie qui elle même, supposait-il, avait tranché la chose sur recommandation du Gouverneur, mais il ne pouvait jurer là-dessus.

Il ne jurait jamais, d'ailleurs.

Aujourd'hui donc, un soleil brillant se levait sur Skingrad -et ce même si un petit air frais venait poindre le bout de son nez. Le sol était encore humide de fraîcheur et de rosée, les mouettes criaient et les dockers, agités par la venue d’un nouvel appareil au port, étaient très affairés. Bruchmüller, quant à lui, était assis sur un banc, contemplant l’endroit de son habituel air flegmatique en respirant les relents iodés de l'eau grasse du port. Il était fait ainsi, comme bon nombre de commerçant skinarois qui ne réservait leurs véritables émotions qu’à leur maisonnée, quand bien fûssent-ils tout sourire le reste de la journée. Or Niklaus Bruchmüller, travaillant pour l’armée, n’avait guère quant à lui besoin de sourire et n’avait nulle famille qui l’attendait chez lui ; le besoin d’être expressif ne le concernait point.

L’homme consulta donc le journal. Le Télégraphe de Skingrad n’annonçait rien de spécial ces derniers jours au niveau local ; au niveau international, c’était une autre affaire ; mais rien de bien spécial n’intéressait Niklaus ces temps-ci. Les tensions avaient augmenté depuis l’attentat de l’année dernière, et même si le Télégraphe (et Niklaus lui-même) n’étaient que très peu favorables à une entente entre les deux peuples, l’on pouvait lire entre les lignes que rien de très spécial ne risquait de se produire avant longtemps. Néanmoins, cela avait le bon sens d’augmenter le budget alloué à la recherche militaire daënar, où les grands pontes espèrent trouver une réponse définitive et rationnelle à la puissance irrationnelle des My’träns. Et Bruchmüller avait sa petite idée là-dessus, et avait bien l’intention de gamberger sur le sujet si ce n’était qu’une voix grave l’interpella, originant d’un homme massif et grisonnant descendant une valise toute aussi massive et grisonnant d’un paquebot nouvellement arrivé :


-Niklaus ? Ma foi, c’est bien vous !

-Professeur Arronax, fit-il en accourant vers sa direction.

Niklaus lui offrit une poignée de main, que le colosse serra solidement.
-Votre voyage s’est-il bien passé ?

- Parfaitement, déclara le professeur d’un ton assuré. Sans encombre aucun. Il faut dire que ces les vaisseaux de ces messieurs de la Marine possèdent un certain confort – et un confort certain.

Niklaus sourit d’un air entendu, puis fit signe à un cocher venu spécialement pour  installer l’immense valise dans sa voiture.

-Désolé pour le poids de la valise, mon brave !  Mais gardez bien en tête que si cette valise est si lourde, c’est qu’elle détient nombres de documents qui nous faciliteront dans ce projet dont vous m’avez parlé, confia-t-il sans que l'on sache vraiment s'il parlait au cocher ou à Niklaus.

Quelques heures après leur arrivée, les deux hommes, comme entendu plus tôt, se croisèrent et se promenèrent dans les couloirs de la base navale, d’où l’on pouvait voir, par certaines fenêtres, certains mastodontes de la flotte daënar, chacune de ces merveilles technologiques ayant nécessité des années de prouesses mathématiques physiques et de modèles innovants introduisant les magilithes pour obtenir des prototypes à peine fonctionnels.

-La ville a bien changé depuis, commenta Arronax. Depuis que j'ai accepté cette chaire à l'université d'Alexandria, je n'ai eu de cesse de souffrir du mal du pays... Mais cela importe peu. Quel était donc ce projet dont vous vouliez m'entretenir ?


-Chaque chose en son temps. Vos appartements sont-ils à votre convenance ?
-Je ne pensais pas que l’armée avait le sens du luxe, fût-il cependant aussi relatif qu'il l'est. Mais trêve de bavardages ; nous pourrons continuer ces conversations sur la pluie et le beau temps autour d’un brandy ce soir.

Niklaus opina du chef.

-Voici mon bureau, de toute manière. Nous y discuterons en toute confidentialité. Helena, fit-il à la secrétaire qui trônait dans une salle mitoyenne, pourriez-vous nous préparer deux verres de thé ? Nous prendrons ce qu’il reste encore.

Présentant un siège à son interlocuteur, il s'assit à son tour devant son bureau dénué de toute fioriture à part un stylo qui trônait à sa gauche; car Niklaus était gaucher.

-Professeur Arronax, le Tyorum a besoin de votre expertise.

Mais avant de poursuivre plus loin, peut-être serait-il utile de décrire le sieur August Arronax, collègue de longue date de Niklaus Bruchmüller et du professeur Hans Werner, qui, ensemble, avaient conçu le moteur Werner-Bruchmüller qui n'avait trouvé à l'époque aucun rival en terme de puissance et de robustesse. La participation d'Arronax, qui fut un peu plus tardive, fut néanmoins cruciale au niveau de l'étude de la tenue du moteur dans certaines conditions bien particulières de pression qui nécessitaient de nouveaux modèles. Il n'avait hélàs pas pu baptiser le moteur à son nom également, mais sa contribution sur les transferts d'énergies, qui fut ensuite appliquée pour les aéro-magilithes était indiscutable; maitre de conférences alors et en quête de professorat, on lui proposa l'auguste chaire Perelman à l'université d'Ünellia, qu'il accepta sans broncher. Depuis, lui et Bruchmüller avait conservé une relation plus amicale que cordiale et venait souvent rencontrer ce dernier à Skingrad, Arronax étant lui-même skinarois d'origine. C'était un homme grand, avoisinant la bonne toise, blond aux yeux bleus, et une fâcheuse tendance à ne respecter aucun code vestimentaire, tout l'inverse d'un Niklaus qui, sans être obséquieux, était quant à lui réglé comme une horloge. Il fallait dire que les deux ensemble ne cessaient d'étonner leurs entourages respectifs; mais personne ne se plaignait de voir Arronax accepter un contrat de recherche avec la marine daënar,  où de voir Niklaus conférencer à Ünellia.