Torturer ? Quel vilain mot. Je préfère dire interroger. Parce que c’est ce qu’on fait. On interroge. On extrait de chacun de nos interrogatoires la moindre information capable de servir nos intérêts. Les intérêts de la nation, bien sûr. Torturer, c’est un moyen d’y parvenir. Il nous arrive d’avoir des individus qui nous disent tout avant même qu’on ait à étaler les outils devant lui. On ne va pas s’en plaindre, c’est du temps de gagner et une occasion d’arrivée premier à la cantine pour avoir droits aux fameuses brochettes. On leur donne bien quelques coups, histoire d’être sûr, comme quand tu vides ta conserve dans ton assiette et qu’il reste un morceau collé au fond. Tu tapotes jusqu’à ce que ça tombe. Puis tu jettes à la poubelle. Bah là, c’est pareil. Mais les déchets, on les recycle.
Parfois.
L’ex-second semble abattu, ses traits oscillant entre le désespoir et le soulagement. La mort était proche, mais la suite ne promet pas d’être bienveillante. Personne n’a de sympathie pour lui et là où il va, même sa chaise ne sera pas son ami. Deux gros bras s’éloignent avec le prisonnier, les matelots formant une haie de honte plus que d’honneur, ne lésinant pas sur les quolibets et les menaces. Le trio descendant du bateau, ils révèlent alors la présence de Trochnik avançant du pas décidé et feutré en même temps dont il a le secret dans notre direction. Comme à son habitude, son visage ne trahit aucune émotion particulière autre que l’ennui profond. Son regard glisse sur moi comme de l’eau dans une cuvette et vient s’arrêter sur la capitaine qui semble souffrir chaque secondes de plus de notre présence sur son bâtiment. L’agent Trochnik ouvre un dossier, en tire un petit livret de feuilles manuscrites et le tend au capitaine.
-Je vous informe que notre inspection est terminée. Vous trouverez ici les notes des cent cinquante sept infractions à divers codes, procédures et règlements de l’Union qui jettent l’opprobre sur l’ensemble de la profession. Mon rapport sera transmis demain matin aux autorités concernées et le conseil de discipline de la flotte jugera des conséquences adéquates à ces manquements inqualifiables. Les résultats devraient être officialisés dans deux semaines et actés dès réception du courrier officiel. Je vous suggère de ne pas partir trop rapidement en mer, Capitaine, il serait regrettable de rajouter un délit de fuite à votre dossier. Glorka, le mandat s’il vous plait.
Il tend une main dans ma direction sans me regarder. Je le regarde un instant avec le sourire benêt de celui qui n’a pas compris qu’on parlait de lui. Je retrouve rapidement le sens à tout ça. Oui. Le mandat d’inspection à signer au début et à la fin de l’inspection. Thilda l’avait tamponné lors de notre première rencontre. Que suis-je bête. Au brève soulagement succède le vilain doute. Celui de l’homme qui sait que le seul endroit sur lui où il aurait pu mettre ce mandat ferait rougir la plus prude des grand-mères. Je jette un regard vers Jorg qui, étrangement, fuit mon regard.
-Un instant.
Je m’approche de lui, cherchant à comprendre son comportement. J’ai dû lui donner à un moment. Je fais souvent ça sans m’en rendre compte. Je le notifie même pas forcément, c’est dire. Je lui chuchote.
-Je te l’ai donné, hein ?
-Oui.
-Tu l’as ?
-Non.
Instant de silence. Je sens le lourd poids des regards de Trochnik et Thilda sur mes épaules.
-Qu’est ce que tu en as fait ?
-Je crois que je l’ai perdu dans la salle machine. Quand j’ai… vous savez quoi.
Je reste immobile un instant. C’est fâcheux. Extrêmement fâcheux. Même si je vais passer pour un novice, on peut récupérer ce mandat. Surement. Mais on va se poser des questions. Que fait ce mandat dans la salle machine, là où il y a eu un acte de sabotage. Beaucoup de questions en perspective. Posé par Trochnik. Pas plaisant. Posé par Thilda. Extrêmement dangereux. J’avale de travers. Je me sens entre un marteau particulièrement déplaisant et une enclume potentiellement meurtrière. Jorg n’en mène pas large. Ça se comprend.
-Alors, Glorka ? Ça vient ?
Il est responsable. Mais je suis responsable de lui. Je pourrais le balancer. Je pourrais. Sauf que, Jorg n’est pas qu’un gros bras. C’est un partenaire. Quelqu’un sur qui je peux compter. Ça va m’attirer des ennuis, mais je suis prêt à les assumer. Je me retourne et je lui réponds d’une petite voix.
-Je l’ai perdu.
-Comment ?
-Je l’ai… perdu.
-Qu’est ce que vous dites ?
-Je… l’ai… perdu.
-Parlez plus fort, Glorka !
-Je l’ai perdu.
Silence.
-Vous l’avez perdu ?
-Oui.
Il me fixe sans cligner des yeux. L’instant semble s’éterniser, puis il baisse la tête, mâchonnant sa lèvre inférieure, songeur. Puis il revient vers moi.
-Vous savez ce que ça veut dire ?
-Je… crois.
Puis il s’adresse à Thilda.
-Ca mandat original signé au début et à la fin de l’inspection, ladite inspection est caduque pour vice de forme et aucun rapport ne sera transmis pour cette inspection.
Regard vers moi.
-Si ce n’est mon rapport personnel sur l'absence de capacité cognitif de l’agent Glorka nécessaire à accomplir une mission simple sans nous faire partager son incroyable bêtise. Capitaine. Je vous salue et vous invite à mettre en… adéquation votre navire avec les recommandations que je vous ai communiqués. Une inspection sera programmée pour une prochaine fois et se fera, cette fois, avec uniquement des agents compétents.
Je garde les yeux baissés. Pas très fier. Du coin de l’œil, je vois Jorg faire de même. Je croise son regard. De la reconnaissance. Il sait. Je fais une petite moue de la bouche. Ce n’est que parti remise.
-Glorka. Sortez de mon champ de vision, voulez-vous ? Et si vous pouviez vous perdre au fond de l’océan, cela serait un geste bienheureux pour l’union.
-D’accord.
Je passe derrière lui, tête basse, avant de me redresser un instant pour lancer à la capitaine Thilda un piètre salut. Au moins, elle n’aura pas à subir la diatribe administrative de Trochnik. Pour cette fois. Echange bref et je reprends mon chemin, suivi par Jorg, suivi à son tour par le chien de garde de l’Administration. On quitte le navire comme les rats que l’on ait dans l’esprit de tous les matelots. Sale journée. Le pire reste à venir.
Je me débrouillerai.