La barque ballotait entre les flots, du navire à la petite île, indifférente au poids de la misère qu’elle transportait vers les enfers. Althéa scrutait l’horizon en quête d’un miracle, d’une plume sur son chemin offerte par son miséricordieux architecte. Mais la chouette comme Tristan paraissaient résolus à les abandonner sur ce monticule de terre disparate mais uniformément désert. Le bateau s’incrusta dans le sable sans douceur, et les soldats s’extirpèrent de la barque en premier. Allégée, l’embarcation se remit à flotter, mais on tira la guérisseuse dans l’eau avant qu’elle n’ait pu tenter quoi que ce soit pour s’en retourner vers le large. Son calme imperturbable alors qu’on la traînait plus qu’on ne l’accompagnait sur la terre ferme trahissait son plus profond désarroi. Elle était à court de corruption, les soldats étaient trop rôdés, et leur capitaine trop fier pour qu’elles n’échappent à leur destin. Perfide, et bien consciente de la mort prochaine de leur commandant, elle se rabaissa aux simples menaces, le regard impénétrable et le ton glacial.
« Vous seriez plus sensés dans le choix de votre loyauté si vous saviez quelle mort nous vous infligerons ! Von Richter tombera le premier, mais vous ne tarderez pas à le suivre. »
Le garda hésita quelque peu, mais ne la jeta pas moins sans ménagement à terre. Avec un aplomb recouvré face à sa faiblesse physique, et la petitesse de cette jeune femme qui promettait mille malédictions mais ne tenaient même pas debout lorsqu’elle était attachée, il rétorqua :
« On mourra pt’être d’une mort atroce, mais au moins on survivra pas en bouffant du sable. »
Le subordonné eut l’obligeance de lui retirer ses liens, et elle se redressa aussitôt, chancelante. Elle frotta ses poignets rougis par le mauvais traitement des chaînes. Des envies de meurtre passaient en un flot continu dans l’esprit de la My’trän. Elle le toisait du regard, espérant que la véhémence de sa violence se transmettait par cet échange, mais il se tenait droit comme un piquet, presque au garde à vous. Elles avaient perdu leur crédibilité lorsqu’elles avaient été neutralisées, enfermées dans leur cellule ! Pour être tout à fait honnête, Althéa avait conscience qu’elle ne pouvait rien contre eux. Elle jalousait sauvagement les fins adeptes de Möchlog capables de répandre les pires maladies parmi des compagnies entières d’humains.
Qu’avait-elle à perdre ? La vie ? A bien y réfléchir, la mort serait préférable aux jours à venir sur cette île. La guérisseuse obéit, seulement pour se saisir un morceau de roche, puis en un éclair elle se jeta pierre brandie en avant sur son gardien. Il s’écarta à temps pour que son arme de fortune ne le frappe pas en pleine figure, et elle opta pour le ventre. La violence moindre de son attaque ne l’empêcha pas de poursuivre ses desseins, désespérée comme elle l’était. Elle profita de la seconde où le Daënar se pliait en deux pour le désarçonner de l’épaule, tombant avec lui dans la mêlée. Elle le chevauchait, et pour un temps infime on vit Althéa telle qu’elle ne se révélait jamais, une furie fougueuse et dangereuse maquillée par la paisibilité au naturel. La haine déformait ses traits, l’injustice allumait son regard, et la magie renforçait son corps selon les désirs de sa volonté.
Un voile immaculé obstrua alors sa vision, et une douleur aigüe, presque stridente, s’empara comme à retardement de sa tempe et de son crâne. Elle s’affala sur le sol, sonnée, et l’oreille sonnante. Le responsable de sa douleur l’insulta sans élégance, mais elle ne le vit pas alors qu’il aidait son collègue à se relever, ni n’assista au petit comité qui se faisait la malle sur la même barque qui les avait déposées sur ce morceau de terre maudit et oublié des architectes. Lorsqu’elle parvint enfin à dompter la douleur, et rétablir son champ de vision de blanc à flou, de flou à net, les soldats avaient déjà ramé très loin de l’île. Dans l’eau fine qui assaillait leur territoire elle distingua quelques affaires trempées lui appartenant, et qu’ils avaient jetées là sans égard pour leur préservation, mais elle ne s’en préoccupa pas ; elle connaissait le contenu de son sac, et il ne comportait pas le dixième du nécessaire de survie.
Althéa s’allongea complètement, la tête enfouie dans le silence reposant du flux et du reflux des vagues étouffé par les grains de sable. Tout ne se résumait plus qu’aux besoins primaires, et déjà une soif et une faim qu’elle ne ressentait pas jusqu’alors s’installaient au creux de son estomac. Plus que l’azur idyllique du ciel, elle contemplait l’ensemble de ses erreurs de jugement.
« Ce ne peut pas être une épreuve ; c’est une punition. Nous avons mal interprété la volonté de Möchlog trop de fois, et il a décidé de se débarrasser de nous. Nous n’avions pas même posé un pied sur le continent technologique ! Nous nous sommes fourvoyées, Zora ; les Architectes tolèrent leurs hérésies depuis si longtemps, pourquoi avons-nous pensé qu’ils avaient subitement décidé d’éliminer la Technologie ? »
Son masque d’impassibilité habituel s’était évaporé avec la chaleur. Ici, sur cette île sans témoins autre que sa plus proche alliée, elle abandonnait son calme et ses faux-semblants. Le désespoir et le doute rajeunissaient ses traits, et elle demeura inerte, les membres ancrés dans le sol malléable qui la portait. Elle ne croyait plus en rien, et certainement pas qu’elles étaient des élues. Peut-être la chouette lui avait donné quelques pouvoirs de plus pour la remercier de son dévouement, mais il n’avait jamais escompté faire d’elle une prophète. Leur propre naïveté les avait maintenues dans l’illusion que leur destinée serait remarquable.