Epreuve 2 : Esquisse - Yin et Yang

RAPPEL : Soyez imaginatifs, ne restez pas accroché sur des acquis que le sujet semble vous délivrer, vous n’êtes pas obligé d’être amical avec votre contrepartie, la réciproque est vraie, on ne peut que vous conseiller de ne pas prendre les épreuves trop littéralement, mais de tout de même respecter les consignes pour ne pas faire un hors-sujet

Description :

Ici, rien n’a de sens, le monde tel que vous le connaissez a changé, les règles ne sont plus les mêmes. Le feu vous refroidit, l’eau vous assèche, les éléphants se mettent à voler … voilà une rêverie très étrange, toutefois, vous n’êtes pas seul à songer dans cet univers sans loi logique. Votre partenaire a décidé d’envahir votre petit monde, serez-vous assez aimable pour l’y accueillir, ou bien comptez-vous garder votre repos pour vous-même ? Comptez-vous vous échapper, ou au contraire, rester à jamais dans ce havre séduisant d’originalité ?

Esquisse et Kaoren:

Le ciel n’avait plus de rose que celui d’une aube terrestre. Ce n’était plus le ciel d’Esquisse, il était trop calme, trop constant. Il y brillait même encore quelques étoiles. Mais Kaoren n’avait pas changé de peau. Son regard, braqué sur le teint pâle de ses mains, lui faisait comprendre qu’il était toujours ce jeune garçon aux cheveux rouges que l’Esquisse avait fait de lui. S’il n’était pas aussi habitué à une telle situation, sans doute aurait-il envisagé qu’il ait pu regagner son monde natal, sous des traits usurpés ; il n’en était rien, il savait que cet endroit n’était qu’une trêve, un instant de repos. À vrai dire, il s’en réjouissait même.

C’était cet univers bien loin de la cruauté de l’Esquisse, mais encore teinté de sa poésie. Celui qu’il avait vu en songe des dizaines de fois. La terre y était légère, parfois libre de se mouvoir à son gré, et l’herbe de l’accompagner dans sa danse ou de lui préférer les brises pour cavalières. Les arbres se paraient des mille tons qu’on ne leur attribuait jamais, et leurs racines s’abreuvaient tantôt d’encre et tantôt de lait. Les pluies rafraîchissaient comme elles tenaient chaud, le soleil ardait l’air pour y forger la neige, et l’ombre des nuages pouvait porter jusque sur la voûte céleste. Tout s’y trouvait toujours à sa place en ne s’y conformant jamais. Comme si l’Esquisse avait pu redevenir belle le temps d’une aurore.

C’était reposant. Une ambiance dans laquelle Kaoren pouvait s’affranchir de lois sans craindre les éléments qui en faisaient de même. Son rêve familier selon Verlaine, sa fantaisie selon Nerval… sa propre pièce selon lui.

Ici, il n’était plus l’acteur de la pièce d’un autre. Il choisissait ses protagonistes parmi les arbres et les fleurs, ses antagonistes parmi les rocs et les montagnes, son chœur entre l’onde et le zéphyr, et son propre rôle dans les étoiles du ciel. Il vivait comme ni l’Esquisse, ni la Terre ne le lui avait vraiment permis : il côtoyait de près le monde des poèmes, celui qui ne pouvait tourner au cauchemar qu’au gré de son auteur.

Léandra & Éléments de contexte:

Par-delà les contours du Rêve, je perçus une douce mélopée. Mystérieuse et envoûtante, elle résonnait comme un écho lointain. Je fermai les yeux pour l’écouter. Familière et pourtant différente, je me laissai bercer par cette mélodie entêtante. L’élocution m’était étrangère ; c’était un langage depuis longtemps oublié. Piquée par la curiosité, je plongeai plus profondément dans les abysses du Songe.

Il était là. Se tenant droit au milieu d’une plaine dorée, l’adolescent aux cheveux vermillons regardait indistinctement devant lui. A l’abri de ma cachette, je le détaillai sans crainte. Il ne dégageait aucune aura ; pas même celle, dévastatrice, des Enfants de Sympan.

Je franchis sans difficulté les hautes murailles qui préservaient son esprit ; ce que j’y perçus me fit vaciller. Qui était-il ? Son passé me révéla d’étranges images ; une cité morne à l’architecture singulière, des carrosses vrombissants aux airs futuristes, des oiseaux de métal marquant le ciel d’une trainée blanchâtre. Mon incompréhension s’étendit à mesure que je fouillai ses pensées. Je pris soudain conscience de la dure réalité ; ce voyageur ne provenait pas de mon monde. A cet instant alors, je m’aperçus de l’étendue de mon royaume.  

Je raffermis mon emprise sur l’illusion, empruntant les traits d’une jeune ingénue. Les rayons du soleil léchaient ma peau d’ivoire, accentuant la pâleur de mon teint. Mes cheveux carotte tombaient en torsade indiscipliné jusqu’à mes épaules dénudées. Une simple tunique en toile violette couvrait mes formes naissantes. Je m’avançai avec difficulté ; le bâton dans ma main gauche m’apportait un appui opportun. Cherchant l’inconnu de mon regard émeraude, je lui souris lorsqu’il tourna les yeux vers moi.

« Bonjour, lançai-je hésitante. Vous êtes nouveau par ici ? Je m’appelle Elodée. »

De sombres nuages masquèrent soudain la clarté du jour. La pluie ne tarderait pas à tomber. Trottant derrière moi, un Agnüff à peine sevré gambadait joyeusement. Il se figea en apercevant le garçon.

« N’aies pas peur, Truff-Nuff, je ne pense pas qu’il nous agresse. Il semble simplement perdu », expliquai-je en me tournant vers mon compagnon.

Le silence de Kaoren à la vue de cette soudaine apparition trahissait un sentiment que lui-même ne parvenait pas à cerner. Troublé, pour sûr, de n’avoir rien décidé de cette rencontre, il en tirait pourtant un sentiment indiciblement positif. Il ne lui vint pas à l’esprit que cette figure pût s’avérer étrangère à son monde. Elle était là, bergère dans son pâquis, un agneau pour troupeau, et le regard à rendre envieuses les verdures les plus vierges. Les couleurs foisonnaient de son teint à ses atours, jusque dans sa chevelure aux tons vespéraux. Elle était à l’image de ce havre, scintillante et se gardant d’être éclatante. Celle que Kaoren y aurait attendu s’il y avait attendu quiconque.

« Élodée. Je suis Kaoren. »

Lui se sentait pâle, le regard noir, et une toison d’un écarlate à vous hurler dessus. Où qu’il portât les yeux, il ne pouvait se défaire de l’impression d’être plus étranger à cet endroit que toutes les illusions qu’il y verrait. Cela le réconfortait. Ici, il se sentait accueilli, et quelque rôle que pût jouer cette jeune femme dans son acte, elle le partageait avec lui. L’Esquisse, elle, avait toujours tenté de le chasser de sa scène.

« Je suis… nouveau, oui. Perdu, si l’on veut. »

Il observait l’agneau encore inquiet. De le voir ainsi pris de stupeur lui rappelait combien d’efforts ce monde devait braver pour tolérer sa présence. De quelle folle bienveillance il fallait faire preuve pour l’y convier avec le sourire. Si le chœur bêlant de ce petit animal traduisait ceux des prés, des arbres et du ciel, et s’ils tenaient ensemble la jeune bergère pour coryphée, Kaoren se sentait comblé qu’elle le gratifiât d’un rien d’humanité. Tous les instants de joie étaient chers à son cœur, et Élodée pouvait les tresser à son gré.

« Je suis venu ici sans savoir où j’allais. Si vous connaissez l’endroit, peut-être savez-vous mieux que moi ce que j’y trouverai. »

Que l’herbe verdît d’une teinte bleutée, qu’une pierre fleurît à la façon d’un vieux bourgeon, ou qu’un vent frisquet vînt leur tremper les joues, tout semblait à Kaoren lui venir d’Élodée.

Définition:

Un soubresaut de réconfort traversa le Rêveur. Je l’invitai à demeurer, chassant le voile de mélancolie qui troublait son esprit confus. Je l’accueillis d’un regard pétillant où la malice l’emportait à l’ivresse. Mes lèvres s’arquèrent en un sourire enfantin, creusant des fossettes sur mes joues rougies par la fièvre. Le décor était en place, les comédiens sur scène ; le rideau se leva et, avec lui, le premier acte put commencer.

« Ne perdriez-vous pas tout intérêt pour ce lieu, si je vous en révélais ses secrets ? »

Je me plaisais à garder une part de mystère dans chacune de mes oeuvres. Les songes étaient insaisissables par nature et j’escomptais à ce qu’ils le demeurassent. Trop d’imbéciles s’étaient mis en tête de les dompter, d’en capter l’essence. Mais le Rêve restait inviolable ; ni leurs absurdes théories, ni leurs objets charlatanesques ne réussiraient jamais à percer son secret.

« Mais je peux vous guider. »

Truff-Nuff semblait s’être apaisé. Il renonça à sa cachette pour trotter timidement vers le jouvenceau. Ses sabots martelaient l’herbe au rythme de ses pas, formant un sillon de fleurs céruléennes sur son passage. Leurs pétales de glace s’ouvrirent dans un tintement perçant, libérant un parfum piquant. L’animal s’arrêta à quelques mètres du dénommé Kaoren. Il leva vers lui de petits yeux vides dont les ténèbres rappelaient celles d’un océan plongé dans l’obscurité. Les effluves caustiques brûlèrent sa laine blanche, creusant sa chair noircie par la blessure. Il bêlait avec horreur devant sa triste destinée. Son corps se couvrit de bubons répugnants, expulsant à intervalle régulier une gerbe d’ichor que la brise soufflait vers le garçon. Deux vers luisants et repoussants émergèrent du cadavre de la bête. Ils se dressèrent sur leur queue, dépassant le jeune homme de deux têtes. Des morceaux de chairs et de tripes restaient accrochés à leurs anneaux ensanglantés. Une odeur pestilentielle envahit la caverne où mon Rêveur se trouvait soudain.

Je m’étais retirée pour admirer la scène - pariant sur l’issue de cette situation difficile. En tant que prêcheur d’A’zar et esclave d’Elzédor, je voulais lui faire goûter l’effroi d’un cauchemar éternel.

La chair et les os cendrés du pauvre agneau, laissés en sacrifice à quelque divinité du désespoir, étendirent bientôt leur macule sur le paysage entier. Les tons de l’herbe viraient au gris pétant, celui des pierres au glauque, les ruisseaux au livide et le ciel au blême. Telles étaient les couleurs de l’esprit du jeune homme. Sans voix, et presque sans pouvoir tisser une pensée, Kaoren s’en remit à Lamartine pour dresser le tableau de ce cauchemar :

Le mal dès lors régna dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit : et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.

Et devant lui se dressaient deux vers d’une autre sorte. Immenses, éclatants de leur halo acide, deux monstres serpentins achevaient de le chasser de son paradis.

Kaoren éprouvait de nouveau ce profond marasme auquel il était venu échapper. La peur avait beau lui tirailler le cœur, cette soudaine atmosphère d’épouvante lui avait rendu son inertie avec sa lourde morosité. L’endroit était devenu terrifiant, mais terrifiant comme la pensée de perdre la raison, terrifiant comme l’était l’Esquisse. Terrifiant à en faire fuir les sentiments.

Le garçon reculait d’autant que les monstres l’approchaient. Il cherchait quelque chose du regard, sans doute le sourire de la bergère ; il ne parvenait même pas à ressentir de la haine envers elle. La grisaille le reprenait. L’air se faisait de plus en plus infect, l’ambiance plus pesante… d’un souffle nauséeux, Kaoren se retourna brusquement et courut loin de toute cette horreur.

Les lampyres le poursuivirent, plus diligemment encore que ses propres pensées. L’abomination, quant à elle, le précédait. Où qu’il se rendît, le décor s’avérait plus désolant encore. Le ciel eût été rose qu’il s’en portât presque garant. Mais il courait à vide, sans parvenir à fermer les yeux sur ce paysage hostile à son lyrisme. Il ne pouvait se retenir d’y chercher quelque chose. Il essayait de fuir les secrets maudits de ce lieu ; il courait en hurlant :

« La paix ! »

L’adolescent s’enfonçait dans les méandres du souterrain. Des murmures inquiétants se propageaient sur les murs, susurrant des paroles sibyllines. Les parois de pierres givrées se rapprochaient l’une de l’autre à mesure que le garçon progressait vers le cœur de mon illusion. La température chuta brusquement. Slalomant entre les stalagmites qui se dressaient sur son passage, il ne tarda pas à faire face à une cascade malsaine. Un liquide rougeâtre et poisseux s’écoulait le long de la roche. Plic. Ploc. Les gouttes de sang se répandaient sur le sol, imprégnant de carmin le pentacle macabre creusé sur la terre noire. Je me gaussai. Un rire froid et pervers perça la bulle du cauchemar pour titiller l’esprit fatigué du malheureux. Nulle issue ne lui permettrait d’échapper à sa triste destinée. La fin était proche.

« Abandonne-toi à l’horreur. » chuchotai-je d’un ton amusé au creux de son oreille droite. J’exhalai un souffle tiède qui effleura la peau de son cou crispé par l’angoisse. Le frisson se propagea pour le faire tressaillir jusqu’au tréfonds de son être. Je jubilai de son tourment, me délectai de son désespoir. Mon nouveau jouet me procurait une joie intense. J’espérai qu’A’zar se repût de son malheur, qu’Elzédor s’esclaffât de son affliction.

Dans son dos, les deux larves visqueuses ondulaient à la recherche de leur victime. Des traînées de baves jaunâtres retraçaient leur parcours.  Le fluide caustique rongeait la fine pellicule de glace qui protégeait le calcaire. Leur carapace nivéenne contrastait avec la noirceur de leurs intentions ; la gueule béante, elles révélaient leurs denticules acérés. Leur haleine fétide rappelait l’odeur du macchabée qui rejoint la plage pour se prélasser au soleil. Elles n’étaient plus qu’à quelques mètres lorsque, soudain, le symbole s’enflamma. La lueur verdâtre qui s’échappait du feu ajoutait à l’effroi de la scène. Les flammes crépitantes léchaient les stalactites, fragilisant leur accroche. Les plus vulnérables s’écrasèrent au pied du Rêveur.

« L’étreinte langoureuse de l’acide ou la caresse des flambes de la damnation ? Choisis ta peine, Kaoren. »

Mon pantin se tenait au carrefour de son existence. Me surprendrait-il ? Ou céderait-il à mes exigences ?

Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère,
Tu n’es rien devant moi.
Vole au gré du hasard dans les déserts du vide,
Que partout, loin de moi, le destin soit ton guide
Et le Malheur ton roi.

Kaoren s’arrêta brusquement, coupé dans son souffle et dans son élan par les flammes qui se dressaient désormais devant lui. Il tenta de reprendre sa respiration.

Autour de lui, le décor avait changé. L’horreur sans nom de son cauchemar laissait place à une horreur qu’il savait nommer. La voûte céleste ayant porté ses illusions avait disparu au profit d’une voûte ferme et rocheuse, et l’horizon tremblant à celui de grands murs inertes. La pierre noircissait plutôt que de blêmir, et rougissait même par endroits. Le sang au sol se contentait de s’y répandre, le brasier de brûler au-dessus, et la signature à cinq branches qu’ils dessinaient ensemble, Kaoren pouvait au moins se vanter de savoir la replacer sur une carte des limbes.

Pareil à Faust, Œdipe et Dom Juan, son dernier acte l’avait mené en enfer. Les flammes qui scintillaient sous ses yeux damnés n’avaient plus rien des tourments ineffables qui l’avaient poursuivi jusqu’ici ; il les reconnaissait, elles lui étaient familières. Ô, la voix rassurante d’Élodée les avait bien nommées, ces flammes de la damnation.

Ici, il connaissait son rôle. Non qu’il lui convînt, mais il était prêt à le jouer. Ses derniers sentiments s’en allaient au fur et à mesure qu’il redevenait ce personnage d’une divine tragédie, en passe de choisir sa peine comme Élodée savait choisir ses mots.

Les deux lampyres, sans doute retenues par le patient engouement de leur maîtresse, étaient encore à quelques mètres de Kaoren, mais il ne profita pas du répit qui lui était accordé pour prendre sa décision ; elle résonnait comme l’évidence la plus démente dans son esprit embrumé. Il avait simplement attendu qu’Élodée achève sa tirade et que les attentions soient à nouveau braquées sur lui.

D’un bond, les yeux enfin fermés sur la désespérance de son sort, Kaoren se jeta dans les flammes.

Précision:

Il avait fait son choix ; le feu serait son châtiment. L’adolescent s’élança à travers le mur de flammes. Les flammèches d’émeraude dévorèrent ses habits, avides de marquer sa chair. Si ses vêtements se calcinèrent, son corps demeura intact ; nulle brûlure ne viendrait souiller la peau d’ivoire de mon Rêveur.  Les flambes pénétraient sa carne comme un poignard transperce un cœur. Les coups étaient vifs, répétés, mais ne laissaient aucune trace de leur passage. Je raffermis mon emprise sur le Cauchemar, déformant la trame du temps pour prolonger ses sévices. Les secondes devinrent heures, les jours des années. Je modifiai la nature de son tourment au gré de mes envies ; tantôt meurtrissure, tantôt lacération, il n’eut pas le luxe de s’accoutumer à son supplice. Dans son malheur néanmoins, je le gratifiai de ma bonté d’âme : je le maintenais en état d’éprouver son calvaire.

L’écho de sa souffrance se réfléchit sur les parois gelées. Elles guidaient ses cris jusqu’à l’extérieur du songe, entretenant la magie qui me permettait d’exister. J’entendis ses souhaits qui martelaient mon esprit ; ceux de liberté, d’abandon ou de survie. Je les chassai d’un revers de la main ; je ne lui accorderai rien de cela. Tel était le libre arbitre que m’offrait le Rêve. Il lui faudra patienter que l’amusement se fane, que les pétales du plaisir s’effondrent. Alors seulement, je consentirai à son repos.

J’ignorai combien de minutes s’étaient écoulées depuis le début de notre jeu. Je me lassai de ce rouquin fragile qui ne m’apportait plus aucune satisfaction. Il n’était pas joueur - pas autant que moi. Il s’était laissé aller à la défaite sans réellement lutter. J’abhorrai ce comportement. Même mon ange s’était défendue avec plus de vigueur face à la géhenne. Assommée par l’ennui, je le libérai de mon emprise.

Il était allongé sur la plaine safranée. L’agnüff à la toison de neige léchait de sa langue râpeuse la joue de l’endormi. Je m’approchai de ma victime avec une compassion feinte.

« Vous allez bien ?! Vous vous êtes évanoui... »

Sa torture n’existait plus que dans l’œil vif et ténébreux de Truff-Nuff.

L’herbe était de nouveau douce et chatouilleuse. Elle coulait sous la nuque en humectant les tempes, et se vaporisait par-delà le regard. Le ciel s’était calmé, ses teintes retrouvaient leur libertine harmonie, et le vent réchauffait sa voûte frissonnante. Lentement, à laisser défiler ses sens, Kaoren considérait le paysage où se tenait son épilogue.

Sa mémoire oscillait entre souvenirs et illusions. Il se rappelait mal les derniers instants, seulement l’horreur dans laquelle ils avaient été baignés. Ses émotions demeuraient à l’agonie, il peinait même à apprécier la caresse de l’air sur ses joues humides. Mais la voix d’Élodée, quoi qu’elle eût voulu exprimer, continuait de le consoler. Dans tout ce qu’il avait bravé, il n’avait cessé de s’en souvenir comme celle qui tenta de le guider. Il l’observait caresser l’agneau qui se penchait sur lui, avec cette allure bienveillante, accueillante ; la seule qu’il eût retenue d’elle.

Kaoren se leva doucement, sous le regard silencieux de la bergère. Il reconsidéra les couleurs qui paraient son habit, ses yeux et sa chevelure, pour tenter d’en affubler le décor qui les entourait de nouveau. Il cherchait de la sorte à recouvrer un peu du rêve dont il avait été tiré.

« Ça va revenir, lâcha-t-il doucement. Je vais aller mieux. »

Il n’attendait pas de réponse, ni n’en reçut. Il acheva de se redresser sur ses jambes, pour contempler à nouveau le paysage de ce même angle par lequel il l’avait découvert. Il marcha doucement, le dos tourné à Élodée, pour reconsidérer tout ce qu’il avait d’éprouvé. Dans son esprit demeurait encore une part de vide, comme une dernière tache l’empêchant de se réconcilier tout à fait avec son sort. Mais il commençait effectivement à se sentir mieux.

En vérité, il n’avait pas le sentiment de sortir d’un calvaire ; plutôt de s’être vu offrir un second répit dans son calvaire quotidien, qui n’avait alors fait que reprendre. Et il observait son monde, à nouveau constellé des plus agréables hallucinations. Son monde tel que l’avait tressé Élodée dans son bref passage. Il l’aurait remerciée pour un mot.

Bien sûr, lorsqu’il se retourna, elle avait déjà disparu.

Les doigts perdus dans la laine de mon compagnon, j’attendis avec patience le réveil du garçon. Allongé sur le sol, le corps lourd, il semblait s’enfoncer plus profondément dans la terre herbue. J’imaginai un instant le sol l’engloutir comme un enfant une friandise. J’aurai pu le piéger dans ce monde malléable, le reclure à jamais dans les Rêves pour qu’il serve la magie de mon peuple. Je n’en fis rien. A mon sens, la beauté de l’épouvante ne s’appréciait à sa juste valeur que lorsqu’elle n’était qu’éphémère. Séquestrer Kaoren pour l’éternité dans une prison d’effroi ne ferait qu’obscurcir mon âme sans m’offrir la jouissance qui accompagne la mise en scène. Je soupirai. Les brindilles mordorées vibraient au rythme du vent, chatouillant les joues de l’endormi. Après un temps qui me parut des siècles, son esprit finit par refaire surface. Affaibli par les événements, il prit appui sur le sol pour se relever. Je n’étais pas sur mes gardes ; s’il voulait se battre, une pensée suffirait pour le replonger dans l’horreur. Je le laissai s’accoutumer au décor et à la sensation du mal-être qui l’habitait sans doute. Je ne cherchai plus à m’immiscer dans ses pensées, je me préparai seulement à le bannir de mon royaume. Il rejoindrait alors son cruel univers avec la   fervente conviction d’y être mieux traité.

Le dos voûté, les jambes flageolantes, il s’éloigna de moi. Je l’observai partir, le visage tourné vers un nouvel horizon. Il était temps de le renvoyer. Pourtant, je n’en eus pas l’occasion. Le malaise familier me tourna la tête autant qu’il me donna la nausée. Une douleur en étau comprima ma poitrine. Je suffoquai. De violents soubresauts secouèrent mon corps qui se délitait dans l’air. Je sentais la magie devenir plus intense, plus palpable. Les chaînes invisibles de l’esclavage s’emparèrent de mon être et me tirèrent en arrière jusqu’à la Porte des Songes, m’intimant de quitter les lieux. Il était inutile de lutter, je me devais de rejoindre le plan matériel et de tenir le rôle qui était désormais le mien : un maître m’avait invoqué, et je me devais de lui obéir.



[HS : Merci @Kaoren pour le RP et au staff de @Irydaë pour l'événement. Des bisous <3]