Ils arrivaient au terme d'un long voyage. Et ceci d'autant plus qu'ils n'avaient ni l'habitude, ni la moindre affection pour les interminables étendues de terres sèches et d'herbes pauvres des steppes kharaaliennes. Trop peu de vert. Trop peu de bleu dans ce pays. Trop peu d'arbres et encore moins d'ombre pour se prémunir du soleil qui cuisait lentement le derme des nomades venus de l'ouest. Et pourtant, ils avaient soigneusement évité les déserts du pays. Mais même ainsi, tout ce qui se présentait à leurs yeux était un paysage morne, sans fin, et à perte de vue. Avec seulement quelques variations de relief pour les rassurer sur le fait qu'ils ne tournaient pas en rond.
Et ce paysage si différent de celui qu'ils aimaient et préservaient férocement pesait lourd sur le moral des my'trans. Et peut être également sur leur santé mentale.
-Hahaha haha ha. Hahaha ha haha!
Comme ce fier zagashien au teint pâle qui venait de troubler le silence dépité qui régnait dans la file. L'artisan aux yeux verts, un peu tailleur, un peu cordonnier, un peu tout ce qu'il fallait en fonction des besoins du moment, venait de prendre un détour hasardeux dans le fond de ses pensées.
-Hahahahaha hahahahaha...
-... Baikan?
Son rire gras attira mollement les regards de ses voisins, qui n'avaient pipé mot depuis plus de vingt minutes. La plupart se contentèrent de le questionner muettement, complètement minés par la marche qu'ils s'infligeaient dans ces steppes poussiéreuses. Mais le jeune homme aux cheveux bruns ne se pressa pas de se calmer pour répondre:
-Ouais ouais oauis, bon ça va... j'étais en train de me dire... j'ai toujours considéré que le fait que Suns soit le soleil était une connerie sans nom, une histoire bricolée pour lui apporter davantage de prestige alors que son domaine était tout d'abord les souvenirs, et ensuite les personnalités, mais alors vraiment pas le ciel la lumière ni le soleil et que c'est juste fumeux... parce que bon, autant le fait que les mouvements lunaires agissent sur les marées c'est établi et que le lien sur les fêtes de Dalaï ils existent, autant l'influence du soleil sur nos personnalités c'est de la merde en boîte... et puis bon, là ça tape violemment, est-ce que ça vous anime? Vous vous sentez cogiter davantage, émotif ou quoi que ce soit ? Nan, ça nous assomme et c’tout.
-Huhu?
-... mais maintenant que je vois ces conneries... ce pays, je veux dire... ça pourrait être elle après tout. Les kharaaliens se mettent culs et chemise avec les zozos parce qu'ils ont l'habitude de se taper un soleil monstrueux toute l'année, et ils sont aussi cons les uns que les autres... ça me semble plausible, mieux compte vu.
-"Tout compte fait".
-Oh ça va t'm'as compris.
-Héhé.-C'est vrai que, reprit une my'tranne un petit peu plus âgée, les deux pays se font clairement marquer par Delkhii et Suns, clairement pas en bien, et en plus leurs fidèles adorent ça. Zolios et Kharaal. Ça va clairement vous sembler très bête mais je ne n'y avais jamais pensé et pourtant... eh bien si. Je ne comprends clairement pas comment ils font. Même en ayant l'habitude... ils devraient clairement être jaloux de Zagash et Suhury, non? Nos pays sont fertiles et boisés parce que Dalaï nous aide, et ils sont cent fois plus agréables à vivre et parcourir... je ne comprends clairement pas.
Le regard d’Aylan se tourna en arrière, vers les quatre prisonniers kharaaliens qu’ils traînaient avec eux. Elle aurait pu leur poser la question… et comptait bien le faire à leur prochaine étape. Non pas qu’elle s’attende à ce que s’ensuive une discussion raisonnable et porteuse de bon sens. En l’occurrence, ils étaient tous trop loin pour pouvoir les entendre, ou du moins ne semblaient pas leur porter attention. Ce qui n’était pas vraiment mauvaise chose compte tenu des remarques taquines qui fusèrent.
-Naaaaan. Le mieux, reprit Baikan en s'esclaffant, c'est qu'ils font les gros bras en disant que Dalaï c'est le mal et que nous on est des bourrins malveillants sans cervelle, mais si tu regardes Kharaal... toutes leurs villes sont bâties autour d'une oasis. Genre "on chie sur la gueule de la raie dans les rares concessions qu'elle grappille aux deux autres poussiéreux de service alors qu'on serait incapables d'y faire vivre quoi que ce soit s'il n'y avait pas d'eau". Bah oui bande de cons il faut boire pour survivre c'est pas très négociable. Des études scientifiques conduites par des générations de chercheurs spécialisés ont débouché sur la détermination d'un taux de mortalité de cent pour cent chez les sujets qui ne prenaient pas d'eau dans leur vie. Mais pouvez essayer de faire sans si v'voulez.
Quelques-uns rigolèrent à sa plaisanterie. Certains sans grande conviction, cela dit. Et d'autres de meilleur gré. De fil en aiguille, cet échange en évoqua d'autres aux my'trans formant le groupe de voyageurs, qui se ranimèrent pour la énième fois consécutive depuis leur arrivée dans les steppes. Et pourtant, ils avaient su rendre leur traversée beaucoup moins inconfortable que ce que les locaux eux-mêmes devaient subir. Un nombre non négligeable d'entre eux disposait des talents de mage d'eau, ce qui leur permettait de se rafraîchir, d'atténuer la chaleur, d'éponger leur sueur aussi souvent que nécessaire. Les deux tiers des my’trans provenaient de tribus qui soit vivaient sur le littoral nord de My'tra, soit y séjournaient bien assez souvent pour savoir se confectionner des crèmes permettant de se prémunir du soleil. Le mélange d'huile de carotte, de poudre de zinc et de cire d'algues avait leur préférence, pour son confort, son efficacité et sa conception simple. Mais paradoxalement, il n'y avait guère qu'eux pour pouvoir se procurer le dernier ingrédient de cette recette. Qu'ils avaient préparé en volumes suffisants pour ne pas avoir à souffrir de brûlures.
Rajoutez y la présence de quelques magilithes dans le groupe, tant pour créer de la glace que pour faire de la pluie, et vous en déduirez que oui, ils n'étaient pas trop à plaindre en fin de compte. Au final, c’était surtout qu'ils n'aimaient pas du tout ce pays, sa culture, ses habitants et son grand protecteur, le Golem. Et pourtant, ils allaient bientôt se rendre dans le coeur du pays.
Busad. Énorme cité circulaire, faite de roche érigée par magie, austère depuis les humbles huttes de pierre façonnant ses arêtes jusqu'à la gigantesque tour centrale qui dirigeait les Kharaals.
Ils étaient arrivés.
En tout, ils étaient une bonne soixantaine de nomades dans le groupe, d'âges et de profils variés. La plus jeune était une enfant de huit ans, petite trogne brune au teint halé caractéristique de ceux qui avaient l'habitude du plein air sur le littoral au nord est de Zagash. Le plus âgé avait probablement plus de sept décennies compte tenu de ses traits rabochés par le temps ; et malgré cela, sa tenue de chasseur, l'attirail de guerrier et son allure gaillarde témoignaient de son excellente condition.
La gamine se tenait au-devant de la surveillance bienveillante de son frère, bien plus curieuse qu'inquiète à l'idée de ce qui allait venir. Pour sa part, l'ancien se préoccupait davantage de la poussière dans ses chausses que de la construction dantesque qui se tenait devant eux. Il l'avait déjà vue plusieurs fois dans sa vie, et il avait vu mieux.
En vérité, la majorité d’entre eux ne témoignait pas d'un quelconque signe d'appréhension à l‘approche de la cité du désert. Ils n’étaient que deux, à pouvoir se sentir quelque peu mal à l’aise, ou du moins challengés par ce qu’ils venaient faire à Busad.
Ils étaient attendus. Pas autant que les prisonniers rançonnés par les clans, mais il ne faisait aucun doute que leur venue avait été annoncée dans la ville. Le spectacle serait digne de ce nom.
Deux élus de Dalaï qui venaient éprouver leurs pouvoir face aux champion d’une tribu rivale. Un classique, mais toujours demandé. Le dernier affront que les Nerassa avaient infligé aux kharaaliens avait délesté une guerrière réputée des Toshins, protectrice de Busad, de son épée bénite par les dons du Golem. L’arme servait désormais de broche à viande et de trophée à l’un des chefs de clan zagashiens, ce qu’ils ne s’étaient pas privés de faire savoir autour d’eux.
D’autres escarmouches avaient eu lieu depuis. Le hasard des conflit avait une nouvelle fois attribué la victoire aux guerriers de Dalaï, qui avaient rançonné les captifs contre le droit de confronter leurs meilleurs éléments à ceux de leurs rivaux.
Le premier se nommait Böhb, et avait pratiquement l’habitude de ce genre d’exercices. Du combat, en tout cas. Contre des kharaaliens. Le nomade était déjà venu en défier à Busad, et ne s’en inquiétait pas – il n’avait jamais remporté de duel contre un commandant des protecteurs de la ville, mais n’en avait jamais perdu non plus. Et en l’occurrence, son adversaire désigné n’appartenait pas à ce cercle fermé. Les Toshin n’avaient pas de position parmi eux. Il était impatient d’en découdre, de se heurter à une résistance digne de ce nom, mais savait que ce serait un moment formidable. D’ici là, il n’avait rien à faire.
Et la seconde, Mashara… ce serait différent. Elle était raisonnable, et admettait volontiers autour d’elle que l’inquiétude la rongeait, malgré tous les efforts que les autres faisaient pour la mettre plus à l’aise qu’elle n’était.
Elle n’était pas forcée de faire ça. On l’avait proposé, elle avait accepté. Mais n’était plus si sûre. Qu’à cela ne tienne : ce n’était pas pour maintenant. Tout le monde, du gharyn jusqu’à ses parents, son mentor, ses amis, ses précepteurs et sa tutrice du moment le lui avaient dit : elle n’avait pas à le faire. Le voyage lui serait instructif quoi qu’il soit, et c’était pour ceci qu’elle était parmi eux.
Mais pourtant…
Elle sentait les énormes espoirs, la fierté gigantesque que tout le monde avait d’elle. Qu’ils auraient tous d’elle s’ils venaient à apprendre qu’elle pouvait surclasser le meilleur des Toshin. Beaucoup plus facile à dire qu’à faire, compte tenu de son manque absolu d’expérience comparé à un de ces guerriers.
Mais d’un autre côté, elle était certainement le meilleur des exemples sur le fait que l’expérience n’était pas forcément un facteur. Car les gens ne naissaient pas égaux. Parfois, les architectes se prenaient d’affection pour quelqu’un sans raison évidente, et lui conféraient des pouvoirs vastement supérieurs à tout ce que pouvait obtenir un my’tran, aussi dévoué soit-il, au cours de toute sa vie.
Elle était un de ces cas. L’avait toujours été. Le prodige Nerassa. Le deuxième de leurs maîtres vivants. Elle n’avait que quatorze ans.
-Tu te sens bien, Mash’ ?
-…
L’adolescente ne se retourna pas. Pas plus qu’elle ne dit mot. Alors, Arianna la secoua légèrement en gloussant.
-Maaaaash’, insista son ainée. Attention demandée.
-Oui ça va, oui ça va.
-J’en conclus que ça ne va pas, dans ce cas.
-Non ça va, franchement.
-Mmmh. Tu voudrais manger quoi ?
-Euh… je choisis ?
-C’est ton soir, oui. Je ne suis pas vraiment douée pour remonter le moral ou pour faire ce genre de choses, même si je pense qu’il faudrait que tu te détendes ou que tu parles à quelqu’un si tu ne te sens pas bien… mais du coup, je peux faire quelque chose juste pour toi. De toute manière avec les goûts de tout le monde on fait généralement quatre repas différents et ils piochent, donc ça ne serait pas vraiment différent.
-…
-C’est marrant comme vous êtes tous pas vraiment très bavards quand je vous demande ce que vous voulez. Croquettes de riz panées, pois et légumes avec sauce aux avelines, et avec du fromage parce qu’on ne fera plus de viande pour ce soir, ça t’irait ?
-Oooh que oui, bava presque la gamine. Les croquettes comme l’autre fois ?
-Les croquettes comme l’autre fois, oui.
-
Je peux en avoir huit ?
-Tuuu… peux en avoir huit si c’est ce que tu veux.-Ya ! Merci.
Ils venaient d’entamer la dernière de leurs escales, et seraient à Busad avant ce soir. Les nomades s’établirent spontanément en formant un petit campement de fortune, pour passer une nuit confortable avant le lendemain. On ne les raterait pas de la ville. Et déjà, ceux qui avaient établi un feu de camp relâchèrent dans le ciel une brève série de signaux de fumée parfaitement explicite.
Demain, à dix heures, ils seraient dans la ville.