-DECLINEZ VOTRE IDENTITE, VOUS QUI PENETREZ SUR LES TERRITOIRES ANCESTRAUX DES Q'HLAOS!
-Je crois que c'est une femme, père.-Nous ne tolérons pas la présence d'infidèles sur nos terres, encore moins de daenars pour piller nos ressources! Trop des vôtres se croient libres de bafouer nos forêts, et ça a trop duré!
-Je ne pense pas que ce soit une daenar, père.-Par ma barbe et ma lame, j'ai promis de défendre notre monde contre l'engeance orientale! Vous chassez nos troupeaux sans chercher à maintenir l'équilibre, vous rasez nos forêts sans penser à rien d'autre que vos besoins immédiats, vous mutilez le sol pour extraire mille fois plus de cristaux que nécessaire! Vous êtes un fléau corrupteur!
-Correction, c'est clairement une my'tranne, père.-Mais les clans en ont bien plus qu'assez! Et maintenant, dans ces terres reculées où seulement les cupides de votre race osent se rendre, je vous invite à mourir, chien de l'Est! La fureur de Dalaï, la vindicte de Süns, le châtiment d'Orshin vont s'abattre sur vous, et j'en serai le bras armé! Et ici, les faibles de Darghaa, les bienséants politiques ne pourront rien pour vous, baises-ferraille!
Et à ses pieds, Arianna émergea lourdement de sa longue nuit de sommeil. Elle s'était fait un abri conséquent pour cette nuit là. Un abri fait de branches, de feuilles d'arbres plus grandes qu'elle et de terre pour tapisser le sol, le tout disposé sous la forme d'un petit dôme qu'elle avait préalablement couvert de grandes quantités de neige compactée, pour un résultat à mi chemin entre l'iglou, le quinzy et la hutte aménagé comme seul un nomade de My'tra pouvait le faire. C'est à dire avec presque autant de finesse et de génie que le fils d'une tribu d'Als'kholyn, mais surtout en trichant lourdement de sa magie pour s'aider tout du long. Et le fait de disposer des pouvoirs de Dalaï était bien se qui se faisait de plus pratique pour la chose ; pas vraiment surprenant en se souvenant que près d'un tier de Zagash avait le même climat que Khurmag, blizzard mortel en moins. Ils avaient leurs recettes.
Restait qu'avec tout ça, elle n'avait pas vraiment imaginé se faire tirer de son abri par les pieds dès le réveil. Et c'est complètement hagarde, encore méthodiquement emmitoufflée dans un cocon de peaux de bêtes, avec juste son visage barbouillé et son lot de mèches blondes en cascade sur le visage qu'elle tenta de se défendre :
-Ah non mais qu'est ce qui se passe?
-Putain p'pa c'est Ari'.-Hein? Ça n'est pas une daenar?
-Une daen..., marmonna la concernée... C'EST UNE BLAGUE? SAN'THA, C'EST MOI PUTAIN, À QUOI EST-CE QUE TU JOUES?
Le cavalier en armure se sentit soudainement vaciller sous le regard ébahi et le rugissement excédé que lui adressa la jeune femme. Quelque chose en lui résonna anxieusement devant cette expression ; un sentiment de culpabilité qui lui sembla étrangement déplacé, mais le même qui pouvait émerger quand sa mère ou sa femme l'appellaient par son nom sur un ton qui ne disait rien qui vaille. Et ceci manqua presque de le désarçonner. Pour autant, il ne relâcha aucunement son arme.
Une absence de réaction qui arracha une inspiration de rage incrédule de la part d'Arianna.
-MAIS T'ES DINGUE? JE SUIS TA NIÈCE GROS CRÉTIN! SAN'THA DU CLAN Q'HLAOS, DE LA TRIBU NERASSA, DES MY'TRANS DE ZAGASH. TU T'ATTAQUES À ARIANNA TORRICELLI, L'AÎNÉE DES TROIS FILLES DE TA SOEUR, SUINNAK AUX YEUX AZUR ! QU'EST CE QUE TU AS FUMÉ?
-Menteuse, mécréante, malvenue, qui est tu pour parler de ma soeur!? Je ne connais nulle Arianna!
Mais cette voix me dit quelque chose, oui.
-C'est Ariachou, père.
-Ariach... par la barbe de la sainte araignée, Ariachou!? Oh que non, ce serait toi? Tu as tant grossi que ça?
-Quoi?
-Euh... tu as tant grandi que ça?, se reprit le cavalier sur un ton innocent.
Sa maladresse, qui passa inaperçu aux oreilles de la jeune femme, fut mentalement attribuée au gros tas de peaux de bêtes dans lequel elle s'était enroulée. Et à la vision défaillante du soixantenaire, qu'il ne parvenait plus a cacher en dépit des efforts qu'il faisait pour ces choses.
-Ça fait déjà trois ans non?, demanda-t-il en comptant sur ses doigts.
-Si on oublie hier soir, oui ça frôle les trois ans. Mais on s'est vus hier soir.
-Hier?
-Hu hu.
-Non. On ne s'est pas vus hier.
-Si?
-Non.
Les deux my'trans se dévisagèrent longuement, essayant de comprendre à quoi rimait cet échange et cette situation absurdes. En fait, il fallu à chacun des acteurs une bonne vingtaine de secondes pour comprendre que l'autre partie était on ne peut plus sérieuse et convaincue de ce qu'elle disait, et qu'elle ne plaisantait pas. Ce qui intrigua aussitôt le vieux barbu:
-Ariachou. Nous t'attendions hier soir, pour deux heures avant le coucher du soleil, et tu n'es pas venue. Et c'est précisément pour ça que nous sommes sortis aujourd'hui pour venir te chercher sous la neige, petiote.
-Jeeee... pas du tout? Je vous ai retrouvés hier, en fin d'après midi. On a mangé ensemble mais vous n'avez pas voulu que je dorme avec vous et j'ai dû me bricoler un abri en express avant que la nuit tombe. Je n'avais plus qu'une heure et vous ne m'avez pas aidé. J'ai fait ça sans broncher mais franchement... ce n'était pas élégant.
-Qu'est ce que tu racontes?
-Eh, c'est ce qui s'est passé.
-Non. Tu racontes n'importe quoi. On ne t'a pas vue hier.
À nouveau un silence. Au cours duquel le cavalier fini enfin par retirer le fer de sa lance de sous le nez de sa nièce. Derrière lui, le jeune homme se tenait sans rien dire, cirsconpect, visiblement perdu dans la même confusion que les deux autres.
-Réfléchis, petite fleur. Tu penses vraiment qu'on t'aurait laissée dormir dehors comme ça à une demi heure de marche de notre camp plutôt que de te faire une place parmi nous?
-Vous n'aviez plus de place, vous m'avez dit. Manal et son mari étaient déjà chez vous avec leurs deux enfants. Et ils ne font pas leurs nuits.
-Non? Ils se trouvent très loin d'ici, à Darghaa, parce que c'est là qu'ils habitent maintenant?
Ça devient n'importe quoi.
-C'est déjà n'importe quoi, je confirme.-Arianna, intervint Makakau, le jeune homme. C'est exactement comme il dit. On ne t'a pas vue hier soir.
-...
-Mais du coup je me demande... est-ce que tu étais seule? Est-ce que tu as rencontré quelqu'un? Est-ce que tu ne te serais pas - au hasard sur un doute - faite déformer la mémoire par quelqu'un?
Il avait amené ces derniers mots, ça ne faisait aucun doute. C'était ça, qu'il soupçonnait le plus. Et le silence de sa cousine montrait bien qu'elle prenait l'idée très sérieusement. Parce qu'aussi absurde que cela puisse paraître, ça n'avait rien de rare, que ce soit dans My'tra ou encore aux abords de Khurmag. Ils se tenaient loin au nord de la frontière, mais le climat était le même, à quelques nuances près. Un raisonnement qu'Arianna n'eut pas de mal à rejoindre.
-Oh meeeerde, grommela-t-elle en fouillant sa mémoire.
Subitement mal à l'aise dans le froid ambiant qui se rappela à elle, elle se renfrogna sous sa grosse couverture en se mettant en tailleur. Les deux autres posèrent pied à terre, le plus vieux s'asseyant auprès d'elle, l'autre regardant alentours à la recherche de... quelque chose, peu importe. Des traces, des restes, quelqu'un pour les épier, il ne savait pas vraiment. Plus surprenant, le renne que chevauchait Makakau, le jeune homme, s'approcha de la my'tranne pour poser la tête sur son épaule, la réchauffer doucement, peut être la réconforter lui aussi. Elle l'acceuilli d'une main pour lui caresser l'encolure, sans détourner le regard de ses genoux.
-Je crois que j'ai une idée. Qu'est ce que tu as mangé hier soir?, demanda finalement le vieux barbu sur un ton d'évidence.
-Tu as préparé un ragoût de champignons-fèves-rutabagas au porc, et tu avais en stock des sorbets pour desserts.
-Qui m'a donné les sorbets?
-Un voisin, je n'ai pas demandé, tu n'as pas précisé.
-Autre chose dans le ragoût?
-Des carottes, des épinards, du panais, de la betterave...
-Des épices?
-Non, des herbes. Mais c'était relevé.
-Et qu'est ce qu'on utilise dans le coin pour faire du relevé?
-Des calendules. C'est typique, tu en mets tout le temps. Et j'aime beaucoup les pétales dans les plats.
-Tu en avais?
-...
Non. Mais elle n'eut pas besoin de le dire, son silence y suffit. Sur un simple détail, et tant d'autres qu'elle cherchait à reconstituer, elle trouvait des faiblesses. Ils avaient et mangé et joué et chanté sans qu'elle ne parvienne à vraiment retrouver quoi, et encore moins à retrouver ce qu'ils faisaient d'habitude.
-Et hier, on a descendu un ragoût de phoque.
-En effet, approuva son fils.
-J'ai compris, leur demanda Arianna. Pas besoin d'en dire plus.
La petite boule de malaise se rengorgea dans le creux de son ventre. Ses souvenirs. C'était la première fois que quelque chose de ce genre lui arrivait. Elle connaissait bien certains de ses frères Nerassa ou d'ailleurs qui s'étaient déjà fait avoir... mais c'était différent. Dans l'absolu, elle savait qu'elle allait bien là maintenant. Elle arrêta un moment ses pensées sur ce fait pour tenter de se calmer. On ne lui avait rien fait, comme elle s'empressa de le confirmer aux deux autres. Mais dans ce cas... on lui aurait volé quelque chose? En effet, la poignée d'irys qu'elle avait avec elle avaient disparu. Pas une énorme perte, même si c'était gênant. Il n'y avait eu que de quoi s'acheter de quoi manger ou se soigner pour quelques jours si le besoin se présentait, et qu'elle aurait été dans l'incapacité de se procurer ça par elle même. Peu probable à moins d'une mauvaise chance. De tous les cadeaux qu'elle avait amené pour le clan des Q'hlaos, rien n'avait disparu. Ni le coffret ouvragé, ni les quelques talismans faits de bois et de coquillages confectionnés par Galeone... ni même la magilithe rougeoyante qu'elle avait toujours dans sa besace, à sa propre surprise. C'était peut être ça qui la surprenait le plus, en fin de compte. C'était probablement la seule chose à voler dans tout ce qu'elle avait.
-Ne t'inquiètes pas en tout cas, Ariachou. Hannak ou le khorog sauront tous les deux te remettre les souvenirs dans l'ordre, pas de doute à ce sujet. On demandera à Mivrarh s'il se présente avant, il s'y connait aussi. Tu es sûre que ça va?
-Oui... oui oui oui. J'en suis déjà au stade où j'imagine tranquillement ce que je vais faire au prochain khurmi que je croiserai. Juste par précaution.
-Ah ça ! Profiter d'une jeune femme allant seule dans la neige... une vraie pourriture, si c'est moi qui l'attrape tu n'auras plus grand chose à en faire pour ce qu'il restera!
-Mmmh. J'imagine.
Makakau les regarda sans trop savoir quoi dire. Il aurait voulu faire quelque chose pour aider sa cousine, ou au moins soulager sa détresse. Juste la réconforter, mais c'était délicat. Il ne savait pas quoi dire, et ne pouvait rien faire vu la situation. Aussi ne dit-il rien, se contentant de remercier le ciel, ou plutôt Orshin et Süns, d'avoir fait Arianna si solide. Et son père plus doué que lui pour ce genre de problème.