Une collaboration placée sous le signe de la richesse

C'était bien la première fois que je me retrouvais dans un endroit aussi pompeux que celui-là. Je me sentais mal à l'aise entre les lustres en cristal et les tapisseries de soies. Tout transpirait la richesse que ce soit le tapis moelleux au sol aux verres distinctement disposés en une belle pyramide sur la table. Je me trouvais dans le quartier des bourgeois friqués d'Alexandria et pour une première fois, je me jurais que ça serait aussi la dernière. Même mes beaux vêtements, revêtis pour l'occasion, juraient avec qui j'étais. Depuis quand devais-je porter une belle robe de soirée ? Il ne manquait plus qu'un éventail pour compléter cette ridicule mascarade. Je regrettais mes pantalons confortables, mes chemises amples et surtout, ma belle paire de goggles qui me protégeait de toute cette société corrompue.

J'avais beau maudire tout ce que je trouvais sous les yeux, c'était en grande partie ma faute si je me retrouvais dans cette situation. Et les bénéfices en découlant ne pouvaient pas être critiqués, c'était la raison de cet évènement ! En effet, les riches voulaient toujours plus de beauté, de plus gros joyaux, un travail toujours plus minutieux. Et c'est justement ce qu'allaient leur offrir la collaboration Eshfeld Lahry'Dryka ! Un travail de qualité, agrémenté des plus belles décorations. Les ouvrages présentés étaient le fleuron des deux boutiques et il en avait fallu des heures de préparation !

Aujourd'hui se tenait le Salon de joaillerie et d'horlogerie de Eshfeld et Lahry'Dryka. Un menu alléchant pour tous les grands de ce monde. Tout le monde savait qu'il n'y avait pas mieux dans leur domaine. Bien que ma boutique ne possédait pas une réputation folle, j'espérais bien que cette association allait réellement nous faire décoller. Après des temps durs et certains jours où il avait fallu se serrer la ceinture, la saveur du succès était délicieusement agréable. Grâce à un jeu de trafic et de connaissances, j'avais fini par connaître Sanaë Eshfeld personnellement, autrement qu'a travers les publicités et en avait découlé ce salon.

Ma robe m'entravait et j'étais nerveuse, parcourant d'un bout à l'autre la salle à la recherche de la moindre petite erreur, reprenant cent fois la disposition d'un vase, hésitant sur des détails pour cacher ma gêne et mon ennui. Je préférais être dans mon atelier qu'à ces mondanités mais je n'avais pas le choix, mon oncle me l'avait assuré : ton projet, ta réception. Je devais gérer d'un bout à l'autre.

Vingt heures tapantes. L'horloge de la capitale vient résonner dans toutes les ruelles de la ville et se répercuter aux oreilles des serveurs. La foule allait découvrir notre endroit secret, celui qu'on avait préservé depuis plusieurs mois. Les flutes de champagne étaient prêtes, les feux de cheminées avaient terminé de réchauffer la pièce, les lustres diffusaient une lumière douce, tout était prêt. Je vins me tenir près de Sanaë et essayai de sourire. Le résultat ne me convainc pas et c'est avec un visage neutre que j'accueillis les premiers clients. Car il ne fallait pas oublier ce point essentiel : je n'étais certes plus dans ma boutique mais l'objectif était le même : gagner de l'argent et vendre.

Enfin le grand jour de la présentation de la gamme Eshfeld Lahry'Dryka. Le délicat et précieux mélange de l’horlogerie et le raffinement de la joaillerie. De quoi satisfaire les bourgeois de la capitale et leur goût pour les belles choses. Et Sanaë en aurait mis sa main à couper, ces nouvelles créations allaient autant surprendre que plaire. Il ne pouvait en aller autrement. D'ailleurs, les deux collaboratrices avaient de quoi être fière de leur travail.

Étrangement, le plus difficile ne fut pas de créer la gamme, non, mais plutôt d’organiser cette présentation. Une première, de bien des manières. Comme le fait, par exemple de devoir porter une robe de soirée. Elle l’avait choisi vert émeraude légèrement échancrée. Jamais Sanaë n'eut été aussi élégante, avec ses quelques bijoux, broderies et dentelles. Elle avait même prit la peine de se maquiller, se parfumer et de se coiffer...Les cheveux légèrement relevés laissant quelques mèches tomber en boucles sur l'une de ses épaules.
 
Évidemment, une telle tenue ne lui convenait guère, néanmoins elle se devait de représenter sa boutique et donc, de faire bonne figure. Si l’horlogère se sentait mal à l’aise, ce n’était rien en comparaison de sa collaboratrice. Alors, étant la plus âgée, Sanaë prit sur elle afin de ne pas lui montrer son propre malaise et le stress qui commençait déjà à lui donner des aigreurs d’estomac.

Ainsi, juste le temps d’une soirée, Sanaë jouerait le rôle d’une bourgeoise, sûre d’elle et accueillante, organisant une réception sans aucun enjeu. Ce qui bien évidemment était tout à fait faux. Les deux jeunes femmes jouaient gros sur cette affaire, et en avaient pleinement conscience. La création de chacun des objets présentés, avait coûté extrêmement cher. Ils fallait vendre…

Sanaë déambula dans la salle, inspectant les petits fours et autre toast aux bizarreries marines tartinées sur le dessus. Regardant les bouteilles de vin et de champagnes avec une furieuse envie de s’en servir un verre afin d’apaiser les nerfs. L’heure de vérité approchait, l’horlogère prit une profonde inspiration avant d’aller prendre place près de la porte où elle fut rapidement rejointe par July.

Vingt heures… Sanaë ferma les yeux, inspira à nouveau afin de rassembler son courage.

-Prête à laisser entrer les proies ?

L’horlogère se tourna vers sa partenaire avant de lui adresser un sourire amusé. Elle avait raison, si les invités étaient les proies, cela faisait forcément d’elles des chasseresses. Du balai les inquiétudes ! Elles allaient vaincre et convaincre la foule de leur talent, et de leur savoir faire novateur et ambitieux.

-Prête, lança-t-elle en souriant

July donna alors le signal indiquant l’ouverture des portes. Une dernière fois, Sanaë ferma les yeux en inspirant, avant des rouvrir le regard déterminé et sourire séducteur. L’heure de vérité...

Ils étaient tous là, dans leurs beaux habits extravagants, leur sourire de façade bien figé sur leur visage. L'ambiance parmi les bourgeois était toujours la même : les pauvres se retrouvaient écrasés par la luxure de leurs vêtements tandis que eux s'amusaient à être celui qui impressionnera le plus les autres. Les deux mondes étaient vraiment opposés et voilà que je me devais de les aborder alors qu'hier encore, j'entreprenais de marchander quelques légumes en plus chez un maraîcher venu tout droit de la campagne.

Sanaë se débrouillait merveilleusement bien, ondulant au milieu des convives avec l'aisance d'un poisson dans l'eau. Je fus tentée de l'imiter avant de me moquer de moi-même à la venue de cette idée. Je n'aurais réussi qu'une seule chose : paraître totalement gauche et ridicule. Il fallait que je le fasse à ma manière, tout simplement mais celle-ci exigeait que je m'enfuie en courant, loin de toutes ces mondanités. Cependant, je n'eus pas à me tracasser l'esprit bien longtemps : il avait été convenu que la soirée, après salutation des grands noms venus pour l'occasion, nous ferions un discours célébrant notre collaboration et une petite présentation du fleuron de nos arts.

Je savais quoi dire, je savais quoi faire. Ne restait plus qu'à prononcer les quelques paroles sans lancer de regards froids à l'assemblée, sans paraître dédaigneuse de l'argent qu'ils jetaient par les fenêtres. Je devais cacher mes émotions et mon avis pour paraître gentille, jolie et absolument délicieuse. Le contraire de ma vraie nature.


Ne pas parler d'argent, toujours complimenter les riches, embellir les propos. J'avais respecté les trois règles d'or de l'illusion de la sympathie au milieu des proies aux poches pleine de billets. Certes, je n'avais pas menti, ils allaient réellement apprécié notre travail mais de là à dire que c'était les pièces les plus magnifiques, il y avait un fossé.

A la suite de ma petite introduction, les artefacts arrivèrent dans la salle, portés par des serveurs impeccables et bien mis en valeur dans de beaux écrins. En scrutant les regards, je m'aperçus bien vite que les femmes convoitaient les merveilles se trouvant devant leurs yeux tandis que les hommes observaient avec attention quelle pièce prouverait le plus leur richesse. Les bourgeoises se pavanaient derrière leur petit éventail de soie, preuve que cela plaisait. D'un signe de tête, je demandais à Sanaë de commencer notre petite présentation des objets de notre cru.

Noblesse et bourgeoisie avaient de quoi en dérouter plus d’un, ce qui était aussi le cas pour l’horlogère plus habituée à son atelier qu’aux salons richement décorés. De ce qu’elle put constater à leur contact, c’était que tout n’était en somme que faux-semblant. Une sorte de comédie sociale hors de scène, tout était faux, de leur sourire hypocrite, jusqu'à leur rire forcé. Certaines femmes portaient même des bijoux ornés d’énormes pierres ternes, trop pour être vraies.

La soirée avait un but, un objectif clair et crucial pour les deux collaboratrices. Il fallait vendre, obtenir des commandes, lancer de la poudre aux yeux de ces invités habitués au luxe et au raffinement. Mais avant la présentation de cette fameuse gamme originale, il fallait trouver un autre moyen de les éblouir. Le malaise de July étant parfaitement visible, c’est l’horlogère qui se colla à la distribution de sourires éloquents et de regards aguicheurs. Elle déambula donc, flûte de champagne à la main, passant de groupe en groupe pour vanter les mérites de cette collaboration qui les étonnait tant. Le mariage de l’horlogerie et de la joaillerie éveillait leur curiosité désormais gorgée d’impatience, mais ils devraient attendre encore un peu, avant de découvrir le résultat.

Les bouteilles de champagne se vidaient au même rythme que les plateaux contenant les mets délicats offerts aux invités. Il était temps de faire cette présentation, attendre reviendrait à subir une clientèle potentielle trop saoule pour admirer avec justesse leurs produits. Les riches savent, certes, se tenir en société, seulement, tenter le diable n’était pas dans la nature de Sanaë.

Heureusement, ce n’était visiblement pas non plus dans celle de sa collaboratrice. Oh, évidemment, son envie de s’enfuir à toutes jambes, jupons et dentelles au vent, n’avait pas échappé à Sanaë, qui l’observa grimper sur la petite estrade aménagée, avec un sourire de soutien.

-Bienvenue très chère, pour cette belle soirée en notre compagnie, commença la joaillière. Vous le savez bien évidemment, mais aujourd'hui, nous sommes fières Sanaë Eshfeld et moi-même de vous présenter notre collaboration créée expressément pour vous. Ce fruit de travail laborieux est l'excellence combinée de nos deux arts. Vous pourrez admirer les plus belles pièces jamais créées alors profitez bien.

Les serveurs arrivèrent chargés de leur plateau contenant les précieux écrins tant attendu. Ils marchèrent de concert avant de se positionner devant l’estrade. Sanaë adressa un nouveau sourire à la jeune joaillière, elle s’en était sortie à merveille, ce malgré son malaise. C'était au tour de l’horlogère, elle allait devoir parler, à son tour, des produits, qui déjà, attiraient la convoitise des dames. Mais il fallait faire plus que cela pour marquer leur esprit, et ça Sanaë en avait parfaitement conscience.

C’est d’un pas qui se voulait assuré que l’horlogère se plaça devant les serveurs. Elle prit une profonde inspiration avant de joindre ses mains.

- Jusqu'à aujourd'hui, l'horlogerie et la joaillerie étaient un peu comme deux sœurs, liées par l’orfèvrerie, mais qui s'ignoraient. Évoluant chacune de leur côté, sans jamais se rencontrer ou se prêter le moindre regard. L’une comblait ses messieurs, tandis que l’autre ravissait ses dames. L’une représentait l’utilité, la technicité, la seconde la beauté. En un sens, l’horlogerie essayait, parfois, d’imiter sa grande sœur, en usant de gravures, par exemple. Seulement, pour les experts dans le domaine, la beauté d’une montre réside en son cœur. Je parle évidemment ici uniquement des montres, laissons les horloges de côté pour le moment. Mais, plus simplement, messieurs, je vous invite à sortir vos montres afin de les comparer à celles de vos voisins. Finalement,
où se tient la différence?

Étrangement, tous obéirent. Elle vit ces grands hommes comparer leur montre comme des enfants, constatant de leur similitude particulièrement déconcertante. Les matériaux utilisés par ses collègues changeaient peu, ils n’abusaient pas non plus de décoration, pour la plupart, il s’agissait surtout d’une gravure personnalisé à l’avant ou à l’arrière du boîtier. Il n’y avait rien d’étrange la dedans, cela faisait partie de la norme, ils se concentraient généralement sur les horloges purement décoratives qui ornaient les demeures des riches. La montre ne représentait finalement qu’un outil, son apparence comptait peu, et si son père lui avait enseigné le métier de cette manière, probablement que Sanaë l’aurait, elle aussi, pratiqué ainsi. La plupart des horlogers se concentraient sur la confection d’horloges, car celles-ci coûtaient plus chères et leur permettait de laisser exprimer leur imagination. Ce n’était guère leur faute, juste la coutume qui le voulait ainsi, et beaucoup d’ailleurs se distinguaient dans le domaine. La tradition familiale des Eshfeld se voulait à l’opposée, ils fabriquaient bien évidemment tout type d’horloges, mais c’est la montre qui les fascinait. Néanmoins, de part son emplacement, la boutique de la maison Eshfeld n’était que très peu connue, toutefois, l’un de ses clients se trouvait dans la salle, exhibant avec fierté sa montre à gousset en or au boîtier moulé expressément pour lui par un orfèvre partenaire de la maison. La montre ne ressemblait en rien à celles du reste des convives masculins, le cache avant avait été moulé en forme de barre de navire dont les gravures imitant les veines du bois rendaient le tout particulièrement réaliste.

-La mienne est bien plus originale, il me semble, lança fièrement le fameux client.

-Et bien plus belle ! ajouta l’une des dames à l’arrière.

-En effet, monsieur Melron est un fidèle client de ma maison. Cette montre est l’oeuvre de feu mon père, l’une de ses dernières il me semble. Je suis particulièrement heureuse de la revoir ce soir, dit Sanaë en lui adressant un sourire bienveillant avant de reporter son attention vers l’ensemble des invités. Ces valeurs, alliant beauté et technicité, la maison Eshfeld continue de les faire évoluer dans cette société toujours plus grandissante. Les montres, ne sont plus, aujourd'hui, de simple outils destinés aux hommes que l’on cache dans une sombre poche. L’on peut l’exhiber, à la manière des plus grands bijoux, la porter comme une broche, un collier, encore un bracelet, et même une bague. Ces objets, que vous découvrez ce soir, ont tous été créé, façonnés dans cet esprit. Et ceci n’a pu être rendu possible que grâce au savoir faire et au talent de mademoiselle Lahry'Dryka. Évidemment, la gamme propose autant de choix pour les hommes et les femmes. Le temps de la montre que l’on cache est révolu, aujourd'hui la montre se…montre, s’admire. Je vous laisse à présent découvrir nos bijoux de vos propres yeux, n’hésitez pas à les toucher, les essayer. Je remercie votre attention, nous restons, bien évidemment à votre disposition, mademoiselle Lahry'Dryka et moi-même pour répondre à d’éventuelles questions ou pour ajouter votre commande à notre carnet.

Sanaë rejoignit ensuite sa jeune collaboratrice. Son cœur battait dans un rythme effréné et ses jambes semblaient être faites de coton, sous l’effet du stress. Elle espérait s’en être bien sortie, après tout, ce n’était pas une oratrice, loin de là.

-Il n’y a plus qu’à attendre… Bon sang, j’espère ne pas en avoir trop fait...