[Terminé] A bon entendeur

Cela faisait quelques jours maintenant qu'il avait quitté Busad et laissé derrière lui les vestiges d'une sordide affaire de braconnage. Bien qu'il ait la certitude que la petite bande de braconniers qu'il avait croisés était définitivement hors d'état de nuire, la rencontre lui avait laissé un arrière-goût amer au fond de la gorge. S'il n'avait pas décidé de mettre son nez dans cette affaire en compagnie d'un jeune photographe de passage, ces monstres séviraient encore à l'heure qu'il était. Cette pensée nourrissait en lui une colère sourde qu'il lui fallait adresser.

Il avait longuement réfléchi à la marche à suivre, manquant de peu de gravir deux à deux les marches de la Tour du Désert pour dénicher le souverain qui y logeait et lui expliquer qu'il n'était normalement pas du ressort d'un nomade de passage de gérer les affaires de ce genre à la place de la Garde... s'il ne l'avait pas noyé sous les remontrances avant. Il avait aussi songé à partir à la recherche d'un ressortissant de Dyen pour qu'il puisse aviser sa patrie des méfaits de cette bande de vauriens, mais là encore il était revenu sur sa décision. L'affaire était classée et le pire avait été évité, bien qu'il ignore exactement combien d'œufs avaient été vendus sur le sol Busadien et combien de Dragons avaient perdus la vie pour un futile enrichissement personnel. Les œufs de Dragons avaient été confiés à l'un des Commandants de la ville, au même titre que la vie des mécréants appréhendés.

Flavien n'avait pas désiré rester plus longtemps, prenant congé à l'instant où les œufs avaient été mis en sécurité et où il avait obtenu la garantie qu'ils seraient correctement pris en charge jusqu'à l'arrivée d'un éleveur certifié, ou à défaut, d'un Dragonnier confirmé.

Finalement, une fois la vague de frustration initiale passée, Flavien s'était décidé à canaliser toute cette énergie négative à travers l'écriture. Il était loin d'être un expert dans l'art de manier les mots, encore moins sur papier, mais il n'était pas sans ignorer que les gens de la Haute accordaient souvent plus d'importance à des missives soigneusement rédigées qu'au discours d'un nomade énervé. Troquant quelques herbes médicinales contre une feuille et un encrier, il avait pris sa décision.

Le Souverain de Busad allait avoir de ses nouvelles.

" Flav. C'est pas un silex, c'est une plume. Arrête de la taper contre ce rocher, tu feras pas de feu avec. "
" Ah. Pardon, je t'ai dérangé. "

C'est tout naturellement qu'il répondit mentalement à la remarque malicieuse de la Tairakh qui nichait dans le creux de son cou. Elle s'était extirpée de la poche de son manteau quelques heures plus tôt, lorsqu'il avait pris la décision de s'installer pour la nuit. Cela devait faire une bonne heure qu'il fixait le feu devant ses yeux avec une intensité telle qu'on aurait pu le penser fidèle de Zolios.

" C'est quoi le problème ? "
" ...Je ne sais pas par où commencer. "
" Bonjour, non ? C'est pas comme ça que vous commencez toutes vos conversations ? "

Flavien rit doucement à la réponse très au fait de son amie. Il secoua la tête et fit tourner la plume entre ses doigts, constatant avec peine que la pointe avait souffert de sa frustration. L'encre allait certainement baver sur le papier. Il soupira et suivit les conseils de la Tairakh à défaut de mieux.

Citation :

Bonjour.

Il grimaça en relisant cette première ligne. Il n'avait jamais été très porté sur l'écriture, mais même lui savait qu'on ne commençait pas une lettre par "Bonjour". C'était pourtant l'unique option qu'il voyait : il ne pouvait décemment pas commencer sa lettre par "Noble Souverain" ou tout autre honorifique. Tant pis. En désespoir de cause, il data son courrier, en haut à droite, avant de se relancer dans l'écriture.

Citation :

L'hospitalité de Busad est bien connue, et je vous en félicite. C'est assez rare de nos jours de trouver un empire fondé sur l'accueil et l'acceptation plutôt que le rejet de toute différence. Cependant je m'interroge. Est-ce vraiment dans votre intérêt d'allouer un titre marchand à un braconnier de la plus basse espèce ? Est-ce que votre désir d'offrir l'asile à qui le demande est vraiment aussi brûlant, ou est-ce que le fait que toute l'économie de votre Cité repose sur les nombreux marchants qui s'y installe vous a rendu plus négligeant sur ce qu'on y vendait ? Ce n'est pas comme si les œufs de Dragon étaient extrêmement rares et nécessitaient qu'on en prenne le plus grand soin. N'importe qui peut élever un Dragon, c'est bien connu.

Il aurait peut-être dû espacer un peu plus son texte. Il aurait définitivement dû y aller moins fort sur le sarcasme. Trop tard, la machine était lancée et il se remit à gratter le papier.

Citation :

Ces créatures tiennent à leur descendance comme à la prunelle de leurs yeux et ne confieraient jamais leurs œufs à un humain qui n'en est pas digne. Voler l'œuf d'un Dragon, pour le revendre comme s'il s'agissait d'un vulgaire objet de collection est un crime. Vous rendez-vous seulement compte des dégâts que peuvent occasionner des Dragons aveuglés par la colère ? Ces créatures sont aussi nobles que sanguines. D'ailleurs si ça ne tenait qu'à moi, je l'enverrais expier sa peine sur les terres des Dragons. Qu'il s'explique avec ses principales victimes.

Flavien grimaça en se relisant. Il ne voulait pas non plus avoir l'air d'un sadique. Il raya sa dernière phrase le plus soigneusement possible. Il n'avait sur lui qu'une unique feuille de papier et ne pouvait pas se permettre de froisser cette lettre pour en écrire une nouvelle.

Citation :

J'espère que vous jugerez les crimes de ces hommes le plus justement possible.

Oui, voilà. C'était un peu mieux que d'annoncer clairement que s'il avait son mot à dire il les laisserait se dépatouiller face à ces reptiles sans arme ni armure.

" J'aurais pu le manger. Même si son cœur était putride, sa chair était peut-être tendre. Je ne mange jamais les cœurs de toute façon. Trop visqueux. "
" Tu aurais eu une indigestion. "
" Peut-être, mais ça aurait valu le coup. "

Flavien sourit affectueusement à la petite carnivore. Elle avait beau être particulièrement glauque, elle était d'une extrême gentillesse. A sa manière.

Citation :

J'ose espérer que vous traitez les œufs de Dragon que je vous ai confié avec respect. Veillez à ce qu'ils soient remis dans les plus brefs délais à un éleveur confirmé. En attendant, j'ai laissé quelques instructions simples à votre Commandant. Les œufs sont encore jeunes, ils ne devraient pas éclore dans votre cité. Prenez-en soin et faites en sorte qu'une telle chose ne se reproduise pas. Vous n'aurez pas toujours la chance qu'un nomade de passage s'occupe de gérer ce genre d'affaire.

F. Teleri

Le soigneur s'accorda le fait de relire une fois sa lettre d'un œil critique. Globalement, il était plutôt content : elle était écrite d'une main nerveuse, le texte était un peu penché et l'encre avait coulé par endroit, mais le message qu'il voulait faire passer était là. A une exception près, qu'il s'empressa de corriger, en ajoutant un autre corps de texte après sa signature.

Citation :

PS : Pour l'amour des Architectes, gardez l'œuf de Tanzanite dans un environnement HUMIDE. C'est l'œuf bleu clair du lot, légèrement moucheté. Vous ne pouvez pas le louper. Conservez simplement un linge humide autour. L'eau ne doit pas être froide.

Finalement satisfait, Flavien enroula sa lettre et noua un fil de lin autour. Il ferma ensuite les yeux et tendit l'oreille, repérant une chevêchette qui venait tout juste de se réveiller. Le rapace nocturne ne fut pas difficile à convaincre : en échange d'une portion de viande crue, il accepta d'effectuer le court voyage jusqu'à Busad. Sa mission était plutôt simple pour un repas gracieusement offert en échange : il n'avait qu'à remettre cette lettre à l'un des résidents du dernier étage de la Tour du Désert. Flavien n'attendait aucune réponse de la part du Souverain de Busad, aussi n'avait-il même pas à attendre de réponse avant de regagner son nid.

Flavien observa le rapace s'éloigner, sa précieuse lettre transportée entre ses talons acérés. Il s'interdit de penser au fait que sa doléance finirait probablement oubliée au fond d'un tiroir.

(HRP : La lettre de Flavien en un seul pavé, pour ton confort de relecture.):