Rencontre déstabilisante [Feat Ophélia]

Elle parlait aussi bas que possible, confirmant ce que Raziel avait senti dans son dos. Elle restait immobile, comme pétrifiée de peur. C'était tout à fait compréhensible : les anomalies étaient traquées nuit et jour et n'obtenaient le repos que dans la mort. C'est en tout cas ce qu'il avait appris lorsque ses recherches l'avaient guidées vers ces aberrations de la société. De nombreux ouvrages plus ou moins sérieux avait été rédigés sur ce sujet. Certains affirmaient par exemple que cette particularité était contagieuse mais étudier personnellement la question lui avait permis de démontrer les erreurs de cette hypothèse.

Le jeune homme avait glissé une main sous sa veste, le long de son revolver. Même s'il ne désirait pas en avoir recours, il savait ce dont était capable un être acculé. La situation était pour l'instant à son avantage. La foule qui les entourait empêchait la femme d'agir de façon discrète. Mais il restait tout de même sur ses gardes, conscient qu'une lame habilement maniée pourrait le faire taire en seulement quelques instants.

-Dépêchez-vous de me suivre ou on finira par trouver mon comportement suspect. Si cela arrive, je ne pourrais pas garantir votre sécurité.

Puis, comme il s'aperçut qu'elle semblait hésiter, il reprit la parole en hissant légèrement son arme sous ses yeux :

-Même si vous arriviez à vous enfuir, je vous aurais abattue avant que vous ayez fait trois pas. Si vous comptez me tuer, la foule sera témoin de cet acte. Vous devez savoir à quel point les gens aiment les anomalies. Ne faites rien de stupide, suivez-moi s'il vous plaît. C'est peut-être difficile à croire mais je ne vous veux aucun mal.

C'était vrai. Tout ce qu'il désirait était l'examiner. Et peut-être réaliser 2 ou 3 expériences avec son consentement. Ses actes pouvaient paraître un peu extrêmes mais en réalité il ne comptait de toute façon pas la blesser. Il désirait seulement la dissuader de fuir. Une telle occasion ne se présentait pas deux fois au cours d'une vie. Aucun ouvrage complet, précis et fiable n'avait été rédigé sur ce sujet, faute de témoins vivants. C'était une opportunité à ne pas manquer. Ainsi, même si le jeune homme avait étudié cette particularité par des hypothèses, rien de tout cela n'avait été démontré par des expériences concrètes. Raziel parcourut discrètement la foule du regard : certains commerçants commençaient à s'intéresser à ce qui se passait sous leurs yeux. Ils n'étaient pour l'instant que curieux mais le jeune homme savait qu'il en faudrait peu pour qu'ils se rendent compte que quelque chose clochait. Pourtant Raziel ne pouvait pas la laisser partir. La simple d'idée de découvrir de nouveaux secrets sur cette symbiose avec les cristaux le faisait frissonner. Un nouveau savoir était à portée de main. Il ne blesserait personne pour atteindre cet objectif, mais si son interlocutrice n'était pas convaincue du contraire, elle ne le suivrait pas. C'est pourquoi il resserra encore la prise sur son poignet, sans pour autant risquer de lui faire mal.

Aemy s'en était doutée, le chantage était bel et bien une partie du marché qu'elle allait devoir suivre. Un marché ... plutôt une contrainte sévère qui plantait une épine aiguisée dans dans son flanc. Cernée par la foule, braquée par un étranger, la vaironne ne souhaitait que pouvoir tous s'en débarrasser pour qu'aucun ne demeure témoin de sa situation. Elle était la goutte de pluie en pleine tempête de neige, le flocon qui tombe en chute libre alors que tous les autres planent lentement, profitant de leur ascendante pesanteur, portée par le vent. L'hiver est froid pour celle qui n'a pas le coeur gelé, et l'anomalie n'était pas du commun des mortels. Elle ne volait pas sur le vent, elle n'était pas adaptée au froid. La seule fin pour elle, c'était le sol qui se rapprochait avec une imminence inconsidérée. Et si la terre était loin en bas, la jeune femme gèlerait avant de pouvoir en toucher la surface, elle se cristalliserait avant que ne vienne son heure. Et lorsqu'enfin le glas aura sonné, le morceau de grêle qu'elle sera devenue se brisera.

Elle maudissait tous ces flocons, ces gens dont les simples soucis se mesuraient à leur ego, leur poche et ce qu'ils avaient entre les jambes. Tout était si vain chez eux, tout était si superficiel. Leurs vies n'étaient pas utiles, elles étaient encore moins nécessaires. Celle d'Aemy ne différait pas, et pourtant, on la traquait comme si la menace de son existence était le premier soucis de l'humanité. Comme une peste à effacer, comme un trait de trop sur le tableau de l'existence. La vie avait fait d'elle une erreur, les humains avaient fait d'elle un monstre. Y avait-il encore de l'innocence à sauver, si un être au demeurant pur avait pu devenir une telle infamie ?

La cristallisée soupira, fermant ses yeux derrière les verres teintés qui couvraient la couleur différée de ses iris anormaux. Elle se retourna finalement, examinant son interlocuteur et apercevant le bout du manche de son revolver entre les tissus de ses vêtements. Il ne lui laissait aucun choix, elle-même ne savait pas que faire. Pourtant, elle voulait courir, se servir de la foule comme couvert et ne plus jamais sortir sans l'autorisation de sa gardienne. Mais il était bien trop tard pour les regrets, et la fuite signifierait l'exil complet de cette ville, de cette région même. Elle avait trouvé un foyer assez stable ... tout ce qu'elle voulait c'est qu'il ne soit pas détruit lui aussi.

Les iris anxieux qu'elle glissait dans le coin de ses yeux cherchaient le sol, évitant le regard de son interlocuteur. Ses mains vinrent se joindre devant son bas-ventre, une posture qu'elle arborait à son habitude et qui lui donnait des airs d'impératrice. Mais son visage n'y était pas, elle avait les traits d'une jeune fille, à peine sortie de la vingtaine. Une forme assez ronde de la tête et des pommettes saillantes qui faisaient d'elle sans doute l'une des plus adorables jeunes femmes au visu de la région. De sa voix éternellement mielleuse, elle articula quelques mots avec un silence exclamé, de manière à ne pas attirer une attention suspecte.

- Ce sont les personnes qui ne me voulaient aucun mal qui m'ont le plus blessée. Je n'ai aucune confiance en vous.

Une respiration plus profonde vint soulever ses épaules jusqu'au haut de la nuque qu'elle inclinait, ne revenant pas à ce qu'elle s'apprêtait à faire. Elle espérait que Kelmina soit trop occupée avec sa clientèle pour monter. Si elle réalisait que sa pupille était partie, il était probable qu'elle ne lui en veuille immensément. Aemy ne voulait pas la blesser, et encore moins la mettre dans l'embarras en révélant à Skingrad tout entier qu'elle hébergeait une anomalie, doublée d'une fugitive. C'était certainement la dernière chose qu'elle voulait. Alors ...

- Allez-y ... je vous suis.

Le regard qui filtra au-dessus de ses verres était, en revanche, tout sauf celui d'une gamine innocente. La première partie de sa phrase s'était conclue par cette oeillade qui semblait menacer l'insolent d'un simple éclat dissimulé à l'intérieur des yeux. Les airs serrés de ses paupières confortaient également dans cette idée que l'agneau que l'étranger pensait ramener, avait certainement quelques canines enfouies sous ses apparences innocentes.

La jeune femme se retourna finalement, dévoilant à son interlocuteur son visage, partiellement couvert des lunettes à verres teintés. Elle paraissait bien plus jeune que ce à quoi s'attendait Raziel. Celui-ci regretta soudain d'avoir agi ainsi envers elle. Ses regrets disparurent vite à la perspective des expériences qui l'attendaient. Lorsqu'enfin elle parut se décider, un passant un peu trop curieux commençait à s'approcher discrètement pour savoir ce dont il était question.  Raziel l'arrêta d'un regard noir et tira l'anomalie à sa suite, s'engouffrant dans une autre rue, tout aussi fréquentée. Heureusement pour lui, se rendre à son hôtel ne nécessitait pas d'emprunter des ruelles sombres et isolées. La jeune femme, si elle avait encore l'intention de se débarrasser de lui, devrait faire face à la foule une fois l'acte commis. Prudent, il gardait tout de même la main sur son arme, toujours dissimulée dans sa veste. De l'autre, il tirait l'anomalie pour la faire avancer plus vite. Raziel avait découvert qui elle était. Par hasard, certes, mais il valait mieux que personne d'autre ne s'en aperçoive. La jeune femme semblait résignée à le suivre.

L'hôtel de Raziel Harmony, "l'étalon royal", ne se situait pas très loin, à peine à quelques minutes de marche.  C'était un établissement luxueux et très bien placé, au cœur de la ville. Il savait que personne ne lui poserait de questions indiscrètes. Vu le prix des suites, c'était d'ailleurs la moindre des choses. Enfin, Raziel n'avait pas à se plaindre, c'était son père qui avait insisté pour qu'il loge ici et qui avait pris en charge les dépenses. Le quartier populaire laissa bientôt place à des rues plus calmes et des bâtiments mieux entretenus. Le jeune homme adressa un sourire confiant à un garde qui le dévisageait froidement, tout en pressant son arme contre le dos de l'anomalie.  Enfin, ils parvinrent à "l'étalon royal" et pénétrèrent dans l'hôtel par une large arche soutenue de colonnes de pierre. Comme Raziel l'avait prédit, les domestiques qui encadraient l'entrée ne firent aucune remarque alors qu'il pressait l'anomalie vers les escaliers. Ils n'eurent pas à grimper beaucoup, la suite du jeune homme ne se trouvait qu'au premier étage. Celui-ci poussa la porte de son épaule et pénétra dans la suite, précédant la jeune femme. Il verrouilla l'entrée puis laissa échapper un soupir de soulagement en s'adossant au mur.

-Excusez toute cette mise en scène ridicule Mademoiselle... ?

Il pénétra dans le bureau et se maudit d'être toujours aussi bordélique. Le sol était jonché d'instruments diverses et sa table était couverte de parchemins. Ici et là, quelques flacons de substances étranges étaient disposés en désordre. Au centre de la table trônait un lourd livre poussiéreux aux feuilles de vélins quasiment illisibles. Il était entouré de bougies éteintes, et à moitié consumées. Raziel tira les rideaux, découvrant au grand jour le désordre de la salle. Un bouquet de roses flétrit était le seul ornement qui subsistait. Les domestiques l'auraient changé, si le jeune noble ne leur avait pas interdit de pénétrer ici.

-Excusez-moi du désordre, marmonna-t-il en dégageant son bureau, je ne reçois pas souvent de la visite, du moins pas ici.  

Aemy se fit tirer de long en large à travers Skingrad, personne ne savait qui elle était mais elle avait croisé de nombreux visages aujourd'hui. Le soleil brillait haut, aussi ne faisait-elle partie que d'un décor au paraître assez frivole. Se faire traîner par le poignet, maintenue par la main d'un membre du sexe opposé. Elle ne pouvait que concevoir à quel point l'imagination des passants devait travailler sur elle ne savait quel scénario garni de romance et de vice. Son visage se tordit à la pensée, alors que l'espace urbain autour sentait de plus en plus l'argent et la noblesse, littéralement. L'odeur de vinasse, de sueur, de chaleur et d'étroitesse s'en étaient allés, seule demeurait la senteur du privilège. C'était un luxe que la jeune femme n'aurait jamais cru connaître, et encore, c'en était un qui ne lui déplaisait pas. Le silence est la plus douce mélodie, pour qui ne supporte pas les voix d'autrui.

Elle redressa ses lunettes, déplorant ne pas avoir pu tailler l'oesophage de son guide avant qu'ils ne parviennent à son lieu de repos. Mais tout était si beau. Si elle avait été persuadée que les intentions de son compagnon ne soient pures, elle aurait été agréablement surprise. Toutefois, les réserves qu'elle entretenait à ce sujet lui faisait douter profondément d'un tel bien-fondé. Après tout, c'était pour ses cristaux qu'elle se tenait dans un hôtel luxurieux, pas pour son visage, ni pour sa personnalité ... étonnant, n'est-ce pas ?

La porte refermée derrière elle, et l'emprise du pistolet ... ou du moins du bout du canon finalement libérée, Aemy prit le temps de regarder tout autour. Rien de pointu, rien de coupant, elle n'avait pas de couteau sur elle. En somme, elle était bien mal partie pour pouvoir se débarrasser de son ... hôte. C'était aussi mal rangé que chez Kelmina ici et pour concurrencer le sens du bordel de sa gardienne, il fallait fournir de sacrés efforts en matière de fainéantise. Une seconde observation lui vint à l'esprit, il était chercheur, quelle autre raison l'aurait poussé à la faire venir ici, sans même daigner la dénoncer à la milice ? Le passé de la vaironne l'avait apprise à haïr les hommes de science, aussi, lorsqu'il lui demanda son nom, elle ne lui offrit qu'un regard sévère en guise de réponse. Il allait déjà avoir son corps à disposition, il était hors de question qu'elle ne lui cède plus que ce qu'un scientifique conventionnel ne cherchait, un cobaye.

Le ton qu'il employait avait don de l'énerver, comme s'il s'essayait à la courtoisie alors qu'il venait d'user du chantage. Mais elle n'avait rien pour l'empêcher de parler. Si elle s'enfuyait maintenant, son hôte aurait tôt fait d'appeler à l'aide pour la rattraper, et ce serait la fin. L'obéissance s'imposait en maître dans les décisions à prendre, les regards qu'elle jetait sur la pièce ne se terminaient cependant pas. Cherchant pointe de bougie, coin de meuble, coupe-papier, simple stylo, plume ou même un bec de flûte, Aemy fouillait minutieusement la pièce pour trouver de quoi déposer un silence permanent sur les lèvres du riche jeune homme. Il y avait bien quelques bougies qui traînaient dans la chambre ...

Toutefois, un détail lui revint. L'attention qu'ils avaient attirés sur eux, tant dans l'hôtel que dans les rues, bien qu'elle ne la lie en aucun cas avec l'évadée qu'elle était, saurait en revanche largement identifiée comme étant la dernière personne qui aurait vu ce jeune homme. Et alors, la jeune femme brune aux lunettes noires serait tout aussi recherchée que la vaironne aux cheveux blancs. Au final, la seule manière qu'elle avait de conserver sa sécurité, était de lui complaire. Mais sa patience était limitée, et si jamais le noblion devait trop en demander, il lui restait ses dents à elle.

Le regard ardent qu'elle gardait derrière ses lunettes se révéla enfin, alors que l'anomalie retira de ses pupilles les égides de verre. Elle les déposa sur un meuble, abaissant ses paupières pour mieux les relever en un ton insisté. N'était-ce pas assez clair qu'elle n'avait pas de temps pour les formalités ? Autant être directe, si jamais cela n'était pas assez explicite.

- Peu importe ce que vous voulez me faire, tout ce qui m'importe c'est que vous le fassiez vite et sans plus de questions qui me concernent, moi.

L'anomalie retira ses lunettes et adressa au jeune homme un regard noir :

- Peu importe ce que vous voulez me faire, tout ce qui m'importe c'est que vous le fassiez vite et sans plus de questions qui me concernent, moi.

Raziel contemplait son visage. Elle était belle avec ses yeux vairons, et lui rappelait étrangement quelqu'un. C'était le visage d'un avis de recherche. Il répondit du tac-au-tac :

-Vous êtes occupée ? Il me semble pourtant qu'une anomalie recherchée par la totalité de la ville ne doit pas avoir le loisir de s'occuper autrement qu'en cherchant un moyen de survivre et de se cacher. Mais peut-être que je me trompe, qu'en dites-vous Mademoiselle Nima ?  

Il constata avec satisfaction qu'il avait touché sa cible. C'était bien elle qu'il avait aperçu sur un avis de recherche

-Ecoutez, je veux seulement réaliser quelques expériences. Nous sommes partis sur de mauvaises bases, mais je n'avais pas vraiment le choix. Vous menacer de mort n'étais pas le meilleur moyen de vous prouver ma valeur, j'en conviens. J'ai besoin que vous soyez coopérative désormais. Soyez sage et d'ici la fin de la journée vous aurez gagné plus que vous n'auriez pu l'espérer dans un quelconque autre travail. D'ailleurs, si j'avais voulu vous livrer aux autorités, ce serait déjà fait.  

Il déposa une bourse bien remplie sur la table, près d'elle, puis entreprit de rassembler les instruments nécessaires pour examiner sa "patiente" à commencer par du papier de qualité sur lequel écrire. Il ne pouvait pas se livrer à une description complète des caractéristiques des anomalies par manque de matériel mais il ferait le maximum possible. L'anomalie le fixait de ses yeux vairons. Ils étaient en grande partie responsable de la beauté de ce visage qui aurait pu être doux, si ces deux éclats ne foudroyaient pas Raziel sur place comme si elle pouvait le consumer. Celui-ci finit par achever de réunir le matériel nécessaire et se tourna vers son "invitée" :

-Quellle surface couvrent vos cristaux ? J'aimerais les examiner si vous me le permettez. Il faudrait que vous vous allongiez sur le ventre, ici, dit-il en désignant la table qu'il avait recouverte d'un drap blanc.  

Raziel avait pris soin de ne pas dévoiler d'instruments tranchants ou simplement pointus pour éviter qu'elle ne s'effraie ou qu'elle ne tente de s'en prendre à lui. Pour l'instant, tout allait pour le mieux, excepté le fait qu'elle semblait toujours vouloir le tuer par la seule force de son regard. Le jeune homme n'en revenait toujours pas de la chance qu'il avait. Il allait examiner une anomalie. Son excitation se voyait aux doigts qu'il faisait courir sur la table et au regard flamboyant qu'il avait en ces instants où seul compte pour lui le savoir qui se présente à portée de mains. En cet instant, il eut été vain d'essayer de le raisonner.

Si deux syllabes pouvaient faire perdre l'esprit, Aemy l'aurait déjà égaré depuis longtemps. Son ancien nom, autant une insulte qu'une grâce, accordée par un esprit malsain, comme l'on nomme une bête de compagnie. C'était exactement ce qu'elle avait été entre les mains d'Yshkarès, un outil, un pantin, un jouet. Elle avait joué son rôle à merveille, à tel point qu'à la fin, il avait même fini par développer des penchants pervers pour elle. Nima ne réalisait pas encore qu'il n'était qu'un homme, qu'au-delà de la chair, il n'y avait qu'un coeur battant et de chaudes rivières écarlates. Elle l'avait ouverte en deux, cherchant dans son poitrail ce qui pouvait inhiber la création d'un génie comme lui. Il n'y avait rien, ni âme, ni esprit. Seulement de la déception incarnée en un corps décharné. L'anomalie perdit tout concept de la vie à ce moment même, où enfin elle avait compris qu'il n'y avait rien d'autre que de la chair et des os dans des êtres qui paraissaient si ... supérieurs à cette conception matérielle. Au final, le prix d'une vie était toute la viande qui serait gâché avec la putréfaction du cadavre.

Alors, les souvenirs de la vaironne se siphonnèrent en un maelstrom de rancoeur et de mépris, incarnés en un seul regard. Son visage s'était soudainement braqué sur son hôte, aussi soudainement qu'un coup d'éclair ne frappe le sol. Les yeux qu'elle arborait tranchaient au travers des mots qu'on lui adressait pour venir déposer son entaille en plein milieu des prunelles de son interlocuteur. S'il était contraignant, désormais, il était devenu un danger. Mais rien ne permettrait à la jeune fille de le tuer efficacement. Quoique ... les talons de ses chaussures n'étaient pas bien grand, mais ils étaient assez solides et bien taillés sur les bordures pour pouvoir servir. Seule manquait l'occasion, car, malgré tout son bon vouloir, le noble avait toujours son arme. Lentement, elle s'approcha, sans jamais retirer son regard de son visage.

Et lorsqu'il lui parla de compensation, elle fit s'amenuiser quelque peu ses ardeurs. Ce serait une bonne idée que d'offrir un présent à Kelmina, elle n'avait pas encore eu le loisir de le faire, et l'argent était maître dans cette société. Quelques fonds ... ne seraient pas de trop. La tournure de son regard passa de la tempête à l'averse passive, lui jetant simplement des oeillades froides qui ne cherchaient pas d'attention. L'anomalie se contenta simplement d'ôter son corset pour révéler un haut léger, dont les sangles étaient fines et laissaient déjà transparaître quelques bouts de son dos qui luisaient à la lumière.

Aemy n'avait aucun commentaire à faire, elle se contenta de faire descendre la fermeture éclair jusqu'à la moitié de ses flancs, révélant la ligne d'archet qui ornait son milieu jusqu'au bas. Ce dernier détail devrait se faire à l'imagination cependant, l'anomalie ne comptait révéler que le strict nécessaire professionnel. Elle s'allongea sans daigner répondre à la dernière question de son nouveau docteur à présumer. De toute manière, les tests qu'elle avait vécus étaient tous bien assez horribles pour qu'elle ne ressente plus aucune crainte face aux conventionnels. Bien habituée également à ce que l'on observe ses cristaux, elle saisit ses cheveux entre ses deux mains et vint faire glisser un bandeau en tissu jusqu'à leur base, le nouant pour les retenir en queue de cheval. Ils s'en allait traîner sur le côté de la table, leur longueur étant non-négligeable.

- Allez-y ... et si vous pouviez me faire découvrir des choses que je ne sais pas, ce serait merveilleux.

Le ton qu'elle arborait était sarcastique, mais elle n'avait pas moins de vérité dissimulée derrière son attitude hypocrite. Quitte à retourner sur la table d'expériences, autant en tirer des connaissances. De toute manière elle en sortirait gagnante ...

- Allez-y ... et si vous pouviez me faire découvrir des choses que je ne sais pas, ce serait merveilleux.

-Je vais faire de mon mieux avec ce que j'ai à ma disposition mais vous allez devoir répondre à quelques questions si vous voulez que j'y parvienne.

Raziel abaissa sur son œil droit une lunette dotée de différents verres indépendants puis il piqua la peau de sa patiente d'une légère pression avec une pointe en métal. Elle ne bronchait pas. La mutation provoquait donc bien une insensibilité à la douleur. Tout en répétant de nombreuses expériences comme celles-ci, le jeune homme posait des questions :

-Comment avez-vous atteint votre statut d'anomalie ? Est-ce que l'on vous a immergé dans de la magilithe liquide ? Ce processus a été réalisé à l'université générale des sciences d'Alexandria. Vos cristaux sont-ils friables ? Avez-vous déjà pensé à les purifier ? Est-ce que cela repousse si vous les amputez ? Pouvez-vous vous téléportez à volonté ? J'imagine que non, sinon vous ne seriez pas là. Est-ce vrai que vous pouvez devenir invisible ? J'aimerais voir une démonstration si c'est possible. C'est Irelia Opale qui décrit ce processus dans son ouvrage "Les quatre temps du Monde", un livre exceptionnel, si l'on écarte les multitudes d'erreurs sur les modes de vie des Griffons et des Aimshgiins. On raconte que vous êtes immortels. Cette rumeur doit être la plus fausse des trois, personne n'est immortel, à part les Architectes peut-être. Que pensez-vous des Architectes ? Avez-vous déjà rencontré un régisseur ? Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur eux ? Vos cheveux, c'est une teinture ? Oui, je sais, ça n'a rien à voir. Et vos yeux ? Un résultat de l'anomalie ? N'y voyez aucune insulte de ma part.  

Tout en discutant, il continuait à examiner les cristaux qui couvraient le dos de la jeune femme. Ils différaient des magilithes naturelles dans de nombreux aspects. Le jeune homme finit par mesurer la taille des cristaux ainsi formés et fit couler une goutte d'un liquide étrange sur la zone, pour en déterminer la réaction au contact. Il était déçu de ne pas avoir accès à la totalité de la surface mais ne dit pas un mot à ce sujet. Inutile de risquer de rendre la jeune femme plus énervée qu'elle ne l'était déjà. Même si son regard était passé de meurtrier à glacial, ce qui représentait une bonne évolution, il valait mieux ne pas risquer de la faire taire. Sa coopération était aussi importante que celle de Raziel. Il avait beau découvrir les propriétés physiques d'une anomalie, la façon dont cela arrivait et le statut de celle-ci était tout aussi important pour lui.  

-Pourquoi ne pas amputer vos cristaux pour les vendre ? J'ai cru comprendre que vous étiez insensible à la douleur. Ils ne sont pas assez purs ? Ou peut-être est-ce une question de valeurs ? Vous ne désirez pas vendre votre corps, quel qu'il soit ?

Le jeune homme supposait qu'elle n'était pas sans intérêt pour l'argent au vu de sa réaction devant la bourse qu'il lui avait glissé. Les tests se poursuivirent ainsi une bonne partie de l'après-midi.

Les expériences sur les cristaux avaient été concluantes et Raziel avait pu en noter toutes les caractéristiques physiques. Il n'était en revanche pas satisfait des réponses de la jeune femme qui n'avait pas pu tenir le rythme.  

- Je n'ai pas la réponse à vos questions. Je suis née il y a un mois à peine, et quand je suis venue au monde, j'avais déjà ces cristaux dans mon dos. Il y avait cette ... enveloppe blanche qui me recueillait, comme si j'avais dormi à l'intérieur comme si ce cocon m'avait toujours accueillie. Au final, je ne sais même pas pourquoi je suis comme ça.  

-Désolé de vous l'apprendre mais vous n'êtes certainement pas née il y a un mois. L'évolution d'un être humain à un tel stade prend au minimum une quinzaine d'années. Peut-être votre mémoire a-t-elle été altérée.  

Tout en l'écoutant attentivement, le scientifique griffonnait hâtivement des notes. Créer un être humain à l'âge adulte devait nécessiter une puissance gigantesque, et magique bien évidemment, sans compter qu'un tel exploit paraissait tout simplement impossible. Elle était donc plus probablement victime d'amnésie. L'idée ne lui était même pas venue à l'esprit que la dénommée Nima aurait pu tout simplement mentir. Elle paraissait sincère.  

-Un cocon ? Est-ce que vous en avez conservé un morceau ? Quel est le lieu où vous vous êtes réveillée ?  Et pour ce qui est de l'amputation ?

- A l'asile, ils avaient déjà essayé de les arracher. Jusqu'à ce qu'ils décident de ne plus jamais y toucher. Au bout de quelques jours seulement, il était revenu à sa taille initiale ... et il grandit plus vite que les autres. Je ne vendrai pas mon corps, pas si cela signifie que je dois mourir. Quant à mes yeux, je ne sais même pas de qui ils sont ... alors je ne saurais dire.

-A l'asile ? Vous pouvez vous rhabiller, j'en ai fini avec votre dos. J'aimerais continuer à vous poser des questions en revanche. Vous semblez presque moins renseignée que moi sur votre situation.  

Raziel continua alors son interrogatoire de façon plus calme, laissant à son invitée le temps de répondre à chacune de ses questions.  

-Pourquoi vous trouviez-vous à l'asile ? ...De quel asile est-il question ? ...Avez-vous retenu le nom d'un des scientifiques ou médecin qui menait ces expériences sur vous ? Peut-être pourrait-il me fournir des informations.

Raziel réfléchissait, faisant tourner entre ses doigts son pendentif orné d'une gemme rouge.

-Vous n'avez jamais remarqué être dotées de facultés particulières propres à l'anomalie ? Ce ne sont peut-être que des mensonges, mais de nombreux historiens et savant ont évoqués des capacités extraordinaires comme le fait de pouvoir se rendre invisible à volonté ou de se téléporter. Vous n'en avez jamais fait l'expérience ?

- Ce n'est jamais qu'un réflexe, et la plupart du temps, il se déclenche seul, mais ce n'est pas de l'invisibilité.

-Ah, c'est une sorte de camouflage ! Incroyable. Vous pouvez le conserver tout le temps ? Cela vous fatigue-t-il ? Et pour ce qui de la téléportation ? Vous permettez que j'examine ?

Ce n'était pas vraiment une question. Il se penchait déjà sur la peau de Nima avant même qu'elle ait pu refuser, usant d'un outil de métal aux allures d'araignées et orné d'un verre grossissant.

-N'existe-t-il pas un lieu ou un groupe dans lequel se retrouve les anomalies pour partager leur savoir ? J'imagine que vous ne me le direz pas, quoi qu'il en soit, mais si j'étais vous je chercherais une telle organisation. Encore une chose, vous n'aviez pas l'air au courant de la traque des régisseurs. Vous devriez vous renseigner un peu mieux. Les humains sont un moindre danger dans votre situation. Des créatures nommées les régisseurs sont à la poursuite d'êtres comme vous, des anomalies. On raconte qu'ils sont d'une puissance extraordinaire, malgré leur apparence commune. D'après le peu d'information que l'on possède sur ses puissances mystérieuses, les anomalies devraient ressentir quand un tel être les approches. Ils sont sous les ordres des Architectes.  


Raziel s'interrompit pour marcher jusqu'à une de ses mallettes de voyage dans laquelle il fouilla quelques instants avant d'en ressortir un petit livre orné d'une couverture travaillée. Il la tendit à l'anomalie.

-Cela devrait vous être utile. Ce sont des notes que j'ai prise sur le sujet au cours de mes voyages et de mes études. J'en ai une copie, prenez donc celle-là. C'est une chance que je l'ai emmené avec moi aujourd'hui. Si je peux vous éviter de mourir de façon stupide alors que nous savons encore si peu de choses sur votre... espèce.

Raziel s'était déplacé à Skingrad dans le but d'étudier une magilithe et avait donc emporté avec lui tous les ouvrages principaux qui traitaient de ce minerai magique, notamment à propos des anomalies. Une chance pour Nima à qui il pouvait donc offrir ce livre.

Nima ne comprenait rien à son charabia, lui qui parlait de ... choses dont elle avait déjà oublié le nom. C'était comme parler à un mur sous une averse, la goutte tombait sur la surface et venait s'écraser au sol, quelques secondes après. Il n'y avait qu'un bref laps de temps pour qu'Aemy ne saisisse un instant et ne l'imprime dans son esprit à jamais, sa pensée étant formatée pour obéir et se taire. Toutefois, il y avait ce plaisir dans la désinvolture qu'elle n'aurait su cerner. C'était comme se sentir libre, invincible et indomptable, un animal en cavale, ou peut-être une créature dont la vie serait amendée. Pourtant, cette excitation d'être en vie, cette conscience de savoir qu'elle n'était pas obligée de vivre chaîne au cou. Il n'y avait rien de plus extatique. Au final, son seul regret s'en tenait à ne pas avoir fait durer le plaisir de l'instant de manière insistée.

Et lorsque l'étranger se remit à lui poser des questions, la victime même de cet acte fut mentionnée indirectement. Mais une fois encore, son interlocuteur se noyait dans de trop nombreuses questions pour que l'anomalie ne puisse le suivre. Elle ne parvenait jamais à l'interrompre tant son flot était ininterrompu et au final, il n'y avait pas grand chose qu'elle pouvait répondre, pas même entre deux reprises de respiration. Quand il sembla s'être arrêté, tirant au passage un regard blasé sur le visage de la douce concernée, celle-ci ferma un instant les yeux, retroussant ses paupières comme pour signifier un agacement appuyé. C'est qu'elle était justifiée cette lassitude. Au final, elle ne parvenait à rien apprendre de l'inconnu tant il parlait. Mais elle ne comptait pas aller chercher les réponses en posant d'autres questions. Finalement, la vaironne ne fit que lui donner les réponses à certaines de ses questions.

- Vous connaissez mon nom mais vous ne savez même pas pourquoi il est venu à vos oreilles ? Le médecin qui me traitait est mort, je l'ai tué, lui, et mon infirmière.

Son iris droite, de couleur abyssale vint se déposer dans le coin de son oeil, mirant le noble avec un éclat sanguin. N'avait-il donc pas vu qu'elle ne comptait que mettre fin à ses jours depuis qu'il l'avait traînée ici ? Ce regard était un avertissement et il était si net que des mots auraient pu se déposer dans ces pupilles assassines. Une phrase comme "Dès que tu détournes le regard, tu n'auras plus jamais l'occasion de le faire", ou une simple injonction peut-être ? Au final, ce n'était pas tant sa volonté qui gagnait à l'envie de faire boire son sang à son hôte, mais bien plus les pulsions qu'elle ne s'ennuyait jamais à retenir. La peur était le plus important des outils, elle paralyse, dissuade et parfois, elle fait fuir. C'était un moyen de défense comme un autre, montrer les dents à son prédateur pour lui montrer qui occupe quelle place, et faire comprendre que la prise serait bien moins facile que ce que les abords semblaient indiquer.

Au final, elle vint déposer à nouveau sa pupille adamantine sous sa paupière solidement tenue en droite inclinaison. Le regard de fer qu'elle projetait devant elle, passait au travers de la fenêtre, attendant avec une hâte toute particulière le moment où elle pourrait enfin s'en aller. Si elle restait trop longtemps ici, il serait possible qu'elle ne maîtrise plus aucunement ses pulsions. Alors, Nima reviendrait, et il n'y aurait plus d'Aemy pour peser le pour et le contre de ce qu'un meurtre déclencherait. Mais elle avait encore un peu de patience pour les quelques questions auxquelles elle se sentait apte à répondre. Les autres pourraient aller à l'Inconnu.

- Il s'appelait Yshkarès, mon médecin. C'était à Hinaus, et c'est aussi là-bas où je suis née, dans une ruelle dont je ne connais même pas le nom. Quant à ... elle marqua une pause quand elle vit l'instrument qui lui servait de loupe. ... mon camouflage, le maintenir est juste une question de concentration, ça me fatigue plus l'esprit que le corps. Par contre, je n'ai jamais su me téléporter ...

Elle n'avait pas non plus connaissance de quelconque communauté. En général, il était peu probable que des anomalies ne se réunissent à un seul et même endroit, l'attraction aux Régisseurs étant puissante. Toutefois, si le groupe est assez puissant pour leur résister, sans doute y avait-il quelques colonies de voyageurs qui se protégeaient mutuellement. Mais Aemy n'en faisait pas partie, aussi ne savait-elle rien sur ce qu'était la vie d'anomalie en dehors de la sienne. Le livre qu'elle reçut paraissait receler quelques informations relatives à cela, aussi, la vaironne n'avait que ça à faire de feuilleter des ouvrages toute la journée. Elle était censée vivre en isolement, seule dans la chambre que sa gardienne lui avait dédiée, comme une princesse de conte de fée qui attendait son prince à elle.

Mais en toute franchise, elle l'aurait égorgé ce cher prince. S'il l'avait trouvé, il aurait soit tenté de l'embrasser, soit il l'aurait livrée aux autorités, aucun des deux n'aurait convenu à la vaironne. Alors, elle l'aurait tué de manière à ce que personne ne sache de sa bouche qu'elle se cachait dans Skingrad. Clairement, il y avait de bien meilleurs histoires pour enfant, mais l'anthologie de cette anomalie n'était absolument pas un conte de fée. Aussi, il valait mieux que le noble ne finisse ce chapitre avec une promptitude assez appuyée, s'il ne voulait pas risquer de réveiller l'ogresse enfouie dans la princesse. Car désormais, elle s'était persuadée que ses dents pourraient faire une arme bien assez efficace si elle mordait assez fort et au bon endroit.

- En avez-vous fini ?

Sa voix résonna comme un écho d'outre-tombe. Le regard qu'elle arborait était blanc, rond et fixe, ses pupilles ne bougeaient pas, mais elles tremblaient. Ses cils battaient régulièrement en une cadence saccadée, alors que ses lèvres remuaient d'une impatience prononcée. Le camouflage de sa peau se retirait progressivement, dévoilant sa peau pâle une nouvelle fois alors qu'elle remontait la fermeture de son haut. Elle déposa sa main sur le vide, paume ouverte et doigts orientés vers les cieux, attendant son dû.

- Vous connaissez mon nom mais vous ne savez même pas pourquoi il est venu à vos oreilles ? Le médecin qui me traitait est mort, je l'ai tué, lui, et mon infirmière.

La jeune femme adressa à Raziel un regard qui signifiait clairement "tu vas mourir ici et maintenant". Le jeune noble apprécia peu et tira son revolver de sa veste pour le tenir en main :

-t-t-t-t... Pas de ça avec moi jeune fille. Je n'apprécie pas vraiment qu'on me menace dans mes propres appartements alors que j'ai eu la bonté de ne pas vous avoir livré aux autorités, de vous avoir offert ce livre et de vous payer alors que vous n'aviez de toute façon pas le choix. Ne faites rien de stupide, je pourrais vous tuer avant même que vous ne m'ayez atteint.

L'anomalie répondit encore à quelques questions puis tendit sa main vers Raziel, la paume levée vers le ciel en attente de son dû.

- En avez-vous fini ?

-Je ne suis pas du tout satisfait. Vous n'avez répondu qu'à la moitié de mes questions à peine et vous vous conduisez comme si j'étais un vulgaire voleur. Je devrais appeler la garde.

Sa confiance était décidément impossible à obtenir. Le jeune homme avait tout essayé pour la faire coopérer. Il s'était montré courtois, avait été généreux, mais rien de cela n'avait abouti. Il avait récupéré la majorité des informations qu'il désirait mais ne savait toujours presque rien de cette personne qui lui faisait face.

-Pourtant je n'en ferais rien. Vous devriez vous estimer heureuse d'être tombée sur moi, un autre vous aurait vendue pour la prime. Je suis homme d'honneur : tenez, votre argent. Une dernière chose avant que vous disparaissiez : si vous passez par Joründ un jour et que vous recherchez un endroit tranquille sans gardes à vos trousses, demandez donc Raziel Harmony. N'y voyez rien de personnel, vous m'avez été la plus désagréable personne possible mais cela ne doit pas entraîner votre mort pour autant. Ça nous permettra peut-être de finir ce que nous avons commencé aujourd'hui.

Il glissa dans sa main la bourse qu'il lui devait et ouvrit la fenêtre qui donnait sur les jardins. Plus qu'un muret à franchir et elle serait libre et hors de toute atteinte. Raziel espérait qu'elle parviendrait saine et sauve chez elle, ou en tout cas à l'endroit qui lui servait de foyer. Quelle drôle de personne... Les yeux vairons, les cheveux blancs, belle et agressive. Et elle était une anomalie échappée d'un asile, meurtrière de surcroît. Difficile de faire pire comme situation.

Aemy se fichait pas mal d'à quel point Raziel était satisfait, tout ce qu'elle voulait c'était qu'il la laisse partir et qu'il ferme sa grande bouche. Elle avait obtenu la première partie de sa satisfaction, avec supplément, toutefois, lorsque le noble avait prononcé le mot "garde", le regard de la jeune femme s'était à nouveau pointé sur lui, grinçant ses canines les unes contre les autres, prête à faire usage tout nouveau d'une dentition qui paraissait pourtant irréprochable. Elle se serait faite une joie de l'étrangler avec si le choix ne demeurait plus. Quoi de mieux pour faire taire quelqu'un que de lui ôter toute possibilité d'appeler au secours ? Viser les cordes vocales a toujours été la meilleure solution ...

Mais ce ne fut pas nécessaire. Elle avait sa récompense, sa liberté et même une référence au cas où elle devrait chercher abri. Bien sûr que son interlocuteur espérait mettre les points sur les I avec elle, de manière à avoir toutes les réponses possibles. Peut-être qu'elle avait une piste pour lui, il y avait bien quelques indications qu'elle pouvait déléguer, de manière à ce que le noble se lance dans une éventuelle chasse au trésor.

- Là où je suis née, à Hinaus, quand j'ai ouvert les yeux pour la première fois, j'étais dans une ruelle, et je suis allée vers une boutique quand deux soldats m'ont arrêtée. Renseignez-vous auprès de la milice, le 5 juin, la nuit où ils ont trouvé une jeune femme aux cheveux blancs nue sur le trottoir.

Et elle se retourna vers la fenêtre, avant de refaire quelques pas vers Raziel, se penchant à son oreille et murmurant dans les tonalités basses. Ce n'était peut-être qu'une impression, mais sa voix s'était changée, comme mutée, alors que vraiment, elle ne faisait que prendre un autre ton. Pourtant, c'était comme si quelqu'un d'autre parlait à la place de la jeune vaironne qu'il avait vu entrer. L'accent était de miel, la rythmique de poison et les paroles aussi meurtrières que les instincts pervers d'une psychopathe ...

- Et si vous osez dire que c'est moi qui vous ai recommandé, je vous arracherai les cordes vocales avec un scalpel.

Et elle recula à nouveau, faisant claquer ses dents l'une contre l'autre à côté du cou de Raziel. La jeune femme prit un instant pour se tenir face à lui, serrant ses mains l'une dans l'autre et les déposant devant son ventre. Son visage s'était fait angélique, avec un sourire tout à fait innocent alors qu'elle faisait une révérence courtoise à son hôte. Lorsqu'elle eut franchi la pas de la fenêtre elle regrettait presque de ne pas avoir pris plus de temps pour jouer avec son nouvel ami, car désormais, elle allait devoir retourner à son quotidien en cachette. Une triste finition vraiment, mais elle avait à faire ... notamment affronter les foudres de sa gardienne.

Au chemin du retour, elle humait un petit air du fond de sa gorge, alors qu'elle se baladait dans les rues avec un large sourire aux lèvres. Au final, elle s'y prenait mieux qu'elle ne le pensait avec les étrangers. C'était presque amusant de jouer avec eux ... il faudrait qu'elle recommence un jour.