Masques et trompes-l'oeil

Le message des deux Khurmi était on ne peut plus clair: elle s’attaquait à des arcanes bien plus délicates que ses habituels tours de passe-passe. C’était à la fois grisant et effrayant. Mais la perspective d’un apprentissage difficile et risqué restait moins effrayante que son actuelle vulnérabilité face à quiconque envisagerait de venir fouiller son esprit à elle. Certes, les risques étaient faibles, mais elle préférait être prudente.

Déterminée, elle écouta attentivement les explications de celui qui avait endossé le rôle de professeur, tentant de se représenter ce qu’il décrivait. Sa récente plongée dans un esprit étranger avait été pour le moins déconcertante et elle peinait encore à l’assimiler. Elle avait beau fleuret avec les limites du réel de par sa profession et sa foi en Khugatsaa, elle avait l’impression d’avoir découvert une facette de la réalité qui échappait à tous les cadres de référence qu’elle possédait. Il y avait largement de quoi être désorienté, quand on n’en avait pas l’habitude. La dernière remarque du marchand lui permit toutefois de se raccrocher à quelque chose de plus familier.

« Ce que vous décrivez me fait penser aux risques que courant certains acteurs qui s’immergent trop dans leur personnage. S’ils restent dans leur rôle trop longtemps, il peut être difficile pour eux de séparer leur propre identité de celle qu’ils incarnent. »

Une remarque plutôt étonnante de la part de quelqu’un qui glissait avec aisance d’un rôle à l’autre, tant sur scène que dans sa vie de tous les jours, mais encore fallait-il savoir que ses moindres faits et gestes étaient une représentation continue sur la plus vaste scène qui soit: le monde. Mais à sa connaissance, ni l’un ni l’autre des ses interlocuteurs n’avait été creuser assez profondément pour cela. Pourvu que ça dure. Elle s’était tellement habituée à ses masques qu’elle aurait été bien embarrassée de les voir tomber.

« Comment est-ce que vous parvenez à… vous orienter, faute d’un meilleur terme, quand vous vous aventurez dans l’esprit d’une autre personne ? J’ai l’impression d’avoir autant de points de repères que quelqu’un qui essaie de nager en pleine mer. »

Et elle partageait avec le sujet de son analogie la désagréable sensation de se noyer sans savoir où se trouve le haut et où se trouve le bas. Etait-ce une question d’habitude ou y avait-il une technique qu’elle devrait acquérir pour éviter de se perdre dans la masse de sensations en tous genres qui la bombardait lorsqu’elle entrait en contact avec l’esprit d’un autre ?

C’était étrange pour Leynar, lui qui avait été un jour à la place de Meylan, voilà qu’il se retrouvait à enseigner les mêmes arcanes qui lui avaient été enseignés autrefois. Avec une pédagogie beaucoup moins brutale que son ancien mentor cependant, il ne partageait pas ses méthodes enthousiaste, ni sa manie de se faufiler dans l’esprit de son élève pour mieux lui apprendre à se défendre contre les incursions étrangères. A bien des égards il était plus modéré, même s’il était mal placé pour démentir l’efficacité brutale de l’enseignement qu’il avait reçu, après tout s’il était aussi doué maintenant c’était en partie grâce à ces méthodes.

Il fit courir son regard sur Törog un bref moment, se demandant comment il avait lui-même apprit cette facette des dons de Khugatsaa. Un déluge d’hypothèses se présentaient à lui, mais aucune dont  il ne souhaitait apprendre la véracité. Il y avait des choses vouées à rester méconnues, même si ce don était utile pour les connaître. Ses prunelles revinrent donc tout naturellement sur son élève du moment. Elle fournissait des exemples et demandait à être guidée sur la manière de procéder, personne ne voulait se perdre dans la mémoire de quelqu’un d’autre après tout.

-Est-ce que vous êtes déjà allé à la bibliothèque d’Eoril ? Demanda-t-il après un court instant. C’est un grand bâtiment, très grand même, c’est facile de s’y perdre la première fois qu’on s’y rend. Mais plus on la fréquente mieux on se repère à l’intérieure, et on trouve plus facilement l’œuvre qui nous intéresse. Une bibliothèque plus bruyante, plus confuse par moment, voilà ce qu’est la mémoire. Vous pouvez vous y perdre, vous pouvez vous tromper de souvenir ou de pensée, vous pouvez même vous retrouver ensevelie sous les émotions et sensations. Restez calme, concentrez vous sur ce que vous cherchez, qu’importe si ça prendra du temps. Essayez de vous accrocher à une pensée, ensuite essayez une pensée plus ancienne, et encore, et vous arriverez à un souvenir. Ca va être long, difficile et fatiguant, mais c’est comme ça pour tout quand on apprend. Prenez encore un moment, ensuite vous réessayerez.

Si le khurmi devait théoriser la raison pour laquelle il était doué dans cette facette des dons de son Architecte, c’était sûrement son obsession de contrôle. Rien n’était plus effrayant que de savoir qu’on ne contrôle pas ses propres pensées et souvenirs, qu’ils sont à la merci de ceux qui ont les moyens de les lire comme ils liraient un livre ouvert. Alors c’était impératif, il fallait empêcher une possible intrusion, qu’importe si les autres dévots n’avaient pas une telle expertise dans ce domaine, au-cas-où il fallait pallier à cette faiblesse. Mais il fallait garder ça secret, enfouis. Si ses interlocuteurs savaient que la moindre de leur pensées ou de leur souvenir pouvait être utilisé contre eux, ce serait dramatique. Plus de mensonge, que la vérité, c’était une réalité malsaine et perverse qui rendait obligatoire ce culte du secret autours de cette pratique, secret que plus d’un gardait bien sagement.

Une bibliothèque. Voilà une image qui lui parlait. Elle avait beau ne pas encore avoir visité celle de Darga, elle avait passé de nombreuses années à écumer les rayons de celle de Darga, à faire trouvaille après trouvaille. C’était d’ailleurs là qu’elle avait fait la connaissance du Griffon Blanc, à travers des ouvrages vieillis par le temps mais qui malgré tout résonnaient au plus profond de son âme. Et voilà qu’on lui annonçait que l’Immaculé la menait dans une nouvelle bibliothèque, plus fascinante et riche encore que celle de sa ville natale. Un sourire naquit sur ses traits, une rare expression née dans son coeur et exprimée immédiatement sans la moindre intervention de son esprit.

« Je vois. Et j’imagine que tout comme différentes bibliothèques ont une architecture et une organisation différente, c’est également le cas de différents esprits? Et que l’expérience aide à reconnaître et comprendre plus facilement l’organisation des esprits encore inconnus, mais que seule la familiarité avec un esprit particulier permet de trouver ce que l’on veut ‘les yeux fermés’, presque sans devoir chercher? »

Un conseil à ceux qui n’apprécient pas les métaphores: ne pas en offrir une sur un plateau d’argent à Meylan, car elle la saisira au vol, l’étoffera et la transformera en une véritable histoire à part entière. Et c’était exactement ce qui était arrivé à l’image de la mémoire-bibliothèque. Elle aimait l’idée qu’une part si essentielle d’elle-même soit comparable à ces sièges par excellence de la mémoire ancestrale et de l’imaginaire, les domaines par excellence de son Architecte tutélaire. Si le corps était un temple pour les Disciples de Möchlog, celui des disciples de Khugatsaa était, lui, immatériel et mystérieux.

Bien sûr, le mystère, le secret même était nécessaire. Les Khurmi et les disciples de l’Immaculé inspiraient déjà assez de méfiance comme cela. Mais cela voulait aussi dire qu’elle n’avait jusqu’ici pu compter que sur ses lectures et ses propres expérimentations maladroites pour apprendre à se servir de ses dons. Bien souvent, elle avait l’impression de progresser aussi maladroitement qu’un enfant en train d’apprendre à marcher dans une pièce noire où il ne peut avancer qu’à tâtons. Cette rencontre avec deux personnes qui non seulement comprenaient les arcanes de Khugatsaa, mais qui en plus acceptaient d’en parler, était une véritable aubaine pour elle.

Leynar laissa s’échapper un ricanement amusé. C’était en réalité une assez bonne manière de définir cette pratique des dons de Khugatsaa. Enfin, il fallait tout de même tempérer son jugement. Il ne s’agissait que de son avis après tout. Même s’il imaginait fort bien que ceux qui pouvaient être la cible de tels dons auraient un avis beaucoup plus tranché. Savoir qu’on pouvait lire dans un esprit comme dans un livre ouvert pouvait faire froid dans le dos. Pour ceux qui pouvaient en être les cibles, évidemment.

-On pourrait dire ça oui. Même si c’est une idée particulière à définir. A la fois précise et imprécise. Vraiment définir la construction d’un esprit est une chose à laquelle je me risquerai pas. C’est presque étrange d’essayer de le faire, mais vous comprenez à peu près l’idée. L’image de la bibliothèque reste valable selon moi, à défaut d’en utiliser une autre bien entendu. Mais je me souviens d’une autre, celle qui m’a été enseignée. La mémoire est comme un bassin d’eau. Plus on s’y aventure profondément, et sans expérience, plus on risque la noyade. Alors que dire de celui qui ne sait pas nager ? Ce n’est pas si éloigné de la mnémotechnie et de ce que vous avez ressenti à votre première tentative, n’est-ce pas ? Vous aviez l’impression d’avoir autant de points de repères que quelqu’un qui essaie de nager en pleine mer ? C’est parce que c’est précisément la situation dans laquelle vous étiez. Vous allez avoir besoin de temps pour vous repérer correctement. Mais ce serait un peu trop facile si vous y arriviez du premier coup, vous ne croyez pas ? Mais vous vous y habituerez, ne vous en faites pas.

Et il était là, en train d’essayer de guider la ménestrelle pour qu’elle ne se noie pas dans l’esprit des autres. Même si l’expérience pouvait être riche d’enseignement, ce serait beaucoup trop brutal pour un premier essai. Et il n’avait pas particulièrement envie non plus d’avoir à être celui qui réglerai ce problème ensuite. Non il n’aurait tout de même pas abandonné à son sort quelqu’un qui s’était heurté à des difficultés trop élevées pour sa maîtrise des dons de Khugatsaa. Surtout quand il était celui en position d’enseignant. Ce serait particulièrement gênant.

Mais c’était quelque part rafraîchissant de partager ce qu’il savait. Et le tout sans aucune autre motivation que le simple fait de parler et enseigner les dons de leur Architecte commun. C’est qu’il en appréciait presque l’expérience, peut-être devrait-il retenter plus tard, un jour prochain. Oh il n’envisageait pas d’essayer d’enseigner à une seconde personne pour le moment. Ce serait beaucoup trop de responsabilités, et les Architectes savaient que le khurmi aimait conserver une liberté considérable. Mais fallait-il encore se concentrer sur la personne à qui il partageait son savoir pour le moment. Il aurait tout le temps de réfléchir à réitérer l’expérience plus tard. Ou pas, cela dépendrait de son avis de l’enseignement qu’il prodiguait pour le moment.