Âme de nuit, lame qui luit (TERMINE)

Il est de ces endroits dont on sait pertinemment qu'on ferait mieux de les éviter et dont on sait tout aussi pertinemment qu'ils finiront tôt ou tard par nous rappeler à eux. Pour la shudarga en train de se frayer un chemin dans les épais taillis des forêts de Nislegiin, Cyllirra était l'un de ces endroits. Cyllirra, un nom qui renfermait tant de souvenirs en trois simples syllabes. La majorité de ces souvenirs laissait un goût doux-amer dans la bouche de l'assassine. Sous ses airs de hameau isolé, le village dissimulait l'entrée du secret le mieux gardé de l'ordre auquel elle appartenait depuis maintes années. Le calme de la surface laissait la place à une véritable fourmilière quand on pénétrait dans sa partie dissimulée. Quel endroit fascinant que le quartier général de l'Ordre de la Pénitence! Et pourtant... pourtant, depuis maintenant six ans, c'était en surface que se trouvait le véritable trésor de Cyllirra. Un rayon de soleil dont la Negiin n'apercevait la lumière que trop peu souvent à son goût. Et la raison pour laquelle elle se devait d'éviter le village autant qu'elle le pouvait, sans jamais réussir à tenir cette promesse qu'elle se faisait. Elle vivait dangereusement et, pire encore, elle mettait la prunelle de ses yeux en danger. Mais toujours le souvenir de deux yeux bruns pétillants entourés d'une masse de bouclettes la rappelait. Maudite malédiction.

La monture de Svenya renâcla face à un enchevêtrement de ronces particulièrement imposant, rappelant l'assassine à la réalité. Elle laissa échapper un léger soupir et mit pied à terre. Repoussant délicatement la végétation à l'aide de son bâton de marche, elle mena sa jument par la bride pour passer l'obstacle. L'Ordre veillait à garder l'emplacement de son quartier général secret, il ne s'agissait pas d'attirer l'attention en traçant une piste pataude dans les fourrés. Une fois revenue dans une végétation plus clairsemée (un terme tout relatif dans ces contrées), elle remonta à cheval pour la dernière partie du voyage. Elle pouvait déjà presque sentir l'odeur du feu dans l'âtre des maisonnettes qui composaient la face visible de Cyllirra. Bientôt, bientôt... La jument dût sentir l'impatience de sa cavalière, car elle accéléra le pas.


"Tante Svenya!"

Comme d'habitude, joie et culpabilité se disputaient la place d'honneur dans l'esprit de la Negiin alors qu'elle sautait de sa monture pour ouvrir ses bras à sa nièce qui accourait aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. Méritait-elle vraiment cet amour inconditionnel, cet air d'adoration sur le visage de l'enfant? Elle qui ne la voyait que quelques fois par an pour de trop courtes visites? Comme toujours, les questions surgirent, et comme toujours l'assassine les repoussa au fin fond de son esprit alors qu'elle étreignait la fillette. Qu'importe ce qu'elle méritait ou ne méritait pas: pour l'heure elle savourait la bulle de joie dans laquelle elle était entrée et qu'elle devrait percer bien trop tôt à son goût.



Des boucles brunes s'échappaient dans tous les sens, dissimulant une partie du visage de Tavny. Elle s'était endormie dans les bras de sa tante au beau milieu du récit d'un récent voyage à Losos, et était maintenant bien installée au pays des songes. La Negiin repoussa quelques mèches et l'enfant ne donna pas le moindre signe qu'elle avait senti le délicat mouvement. Elle ne pourrait pas passer la nuit entière dans les bras de l'assassine: bientôt celle-ci devrait la porter à son lit et la border, puis partir à pas feutrés et refermer la porte de sa chambre. Bientôt, mais pas tout de suite. Elle voulait encore profiter un peu de la présence du dernier membre de son clan, même une présence endormie.


"Allez, Ron, fais un effort, tu savais le faire hier!"

Voilà près d'une demi-heure que Tavny tentait (en vain) de persuader le jeune matou de rouler sur lui-même. Ron (diminutif de "Potiron") était un jeune matou d'un roux si vif qu'il avait l'air orange et au poil si bouffant qu'il lui donnait l'air de grosse boule. D'où sa ressemblance avec la courge qui lui avait donné son nom. Le quadrupède regardait sa jeune maîtresse d'un air imperturbable, plus intéressé par le bout de viande qu'elle tenait en main que par ses gestes et ses encouragements.

"Un chat n'est pas un animal facile à dresser. Ils sont trop têtus pour parvenir à leur faire rentrer quoi que ce soit dans le crâne."

Même le ton rassurant de sa tante ne parvint pas entièrement à effacer la moue dépitée de la fillette. Elle s'était fait une joie de montrer les progrès de son chat, et voilà que l'animal la laissait tomber au pire des moments. Sentant qu'elle devait changer de tactique si elle voulait consoler sa nièce, Svenya changea de sujet.

"Tu ne m'as pas dit que le magnolia avait commencé à fleurir hier? Ca fait longtemps que je n'ai plus vu un magnolia en fleur, tu veux bien me montrer?"

Oubliant le manque de coopération de Ron, Tavny hocha la tête avec enthousiasme et saisit la main de sa tante pour l’entraîner à l'extérieur. Cet arbre était son préféré, et il avait choisi le moment parfait pour montrer ses premières fleurs! Comme s'il savait que Tante Svenya allait venir leur rendre visite! Et cette dernière affichait un sourire satisfait à la vue du regain d'enthousiasme de la fillette. Elle était si pleine de vie, à mille lieues de la gamine traumatisée qu'elle avait retrouvée six ans plus tôt. Mais qu'est-ce qu'elle grandissait vite...

Pour agréable que la visite de Svenya ait été jusqu'ici, elle n'avait pas fait le chemin jusqu'au quartier général des Pénitents uniquement pour voir sa nièce. Ca aurait été égoïstement dangereux, même si en ce moment la pression mentale signe d'un danger imminent était absente de son esprit. Elle avait eu le temps d'apprendre que cette apparente délivrance n'était en fait qu'un répit entre deux traques. Elle avait à ses trousses un chasseur acharné qui ne renoncerait jamais. Jamais. Ce mot avait une finalité effrayante, mais à sa connaissance rien ne pouvait la sauver. Même la fuite ne faisait que repousser l'inévitable, et pourtant elle n'avait jamais songé à mettre fin à ses efforts. Lâcheté? Non: elle voulait vivre, c'était aussi simple que ça. Et son instinct lui disait qu'elle n'avait aucune chance si elle affrontait son poursuivant.

Considérations philosophiques mises à part, la raison de la halte de l'assassine était purement matérielle: il lui fallait une nouvelle lame. Sa fidèle épée pendait à sa hanche, comme toujours, mais ne lui était plus utile depuis un stupide accident lors d'un récent voyage. Il lui faudrait donc s'en procurer une nouvelle, et elle préférait faire confiance au savoir-faire des maîtres-forgerons de l'Ordre plutôt qu'à l'oeil d'un quelconque armurier my'trän.

"Eh bien, Nahir, ça fait un moment que je ne t'avais plus vue par ici!"

Ordan Tallen avait une voix de stentor qui jurait fort avec sa physionomie: petit et sec, il devait faire une bonne quinzaine de centimètres de moins que Svenya. Il était malgré tout un excellent bretteur et, surtout, il avait un coup d’œil infaillible pour trouver l'arme idéal pour toute personne se présentant à l'armurerie. Et il avait l’œil tout aussi infaillible pour repérer quand une de "ses" armes avait été malmenée. Il ne tarda donc pas à remarquer le triste état de la lame de la shudarga et laissa échapper un petit sifflement.

"On ne l'a pas ratée, celle-là! Tu as été te frotter de trop près à un dragon?"

La lame, jadis délicatement incurvée, était maintenant tordue et déformée, comme si la pointe avait piqué du nez sous une trop grande chaleur, donnant ainsi une grotesque forme de zigzag à l'arme. Il faudrait sans doute la reforger pour lui rendre une forme correcte, mais sa propriétaire (ou bientôt: son ex-propriétaire) n'avait pas le temps d'attendre autant et préférait donc l'échanger contre une nouvelle lame. Une chance qu'elle n'ait pas pour habitude de s'attacher sentimentalement aux objets: elle ne ressentait absolument rien en détachant l'épée de sa ceinture pour la remettre à l'armurier.

"Même pas: une petite sotte my'tränne qui ne sait pas viser correctement."

Le ton réprobateur de la Negiin ne laissait aucun doute quant à ce qu'elle pensait des disciples de Süns qui faisaient n'importe quoi avec leur feu. Et elle n'était d’ailleurs pas la seule avec une telle opinion: la maladroite avait été sérieusement rabrouée par d'autres fervents de son Architecte plus expérimentés. Une chance que ces hommes et ces femmes doivent apprendre une bonne maîtrise de soi, ou ils seraient de véritables dangers publics.

"Lame incurvée à une main et demi... Valya travaillait sur une lame comme celle-là il y a quelques temps. Je vais voir si elle l'a terminée, attends ici."

Il disparut bientôt derrière un pan de tissu qui séparait l’armurerie de la forge, domaine des forgerons de l'Ordre. Restée seule, Svenya en profita pour jeter un coup d’œil autour d'elle. Tiens, il y avait plus de sortes de carreaux que dans son souvenir. Peut-être leur accorderait-elle une attention plus détaillée lors de son prochain passage, mais pour le moment son carquois était encore parfaitement rempli.

Quand Tallen revint, il avait troqué la lame mutilée contre une autre, flambant neuve et élégante malgré sa sobriété. Aux yeux de la shudarga, l'absence de fioritures pour décorer l'arme ne faisait que l'embellir. Elle préférait de loin la sobriété à l'extravagance dont certains faisaient preuve avec leurs armes. Elle la prit en main et, sans surprise, put constater que l'épée était parfaitement équilibrée. Son poids se sentait juste assez pour avoir l'impression d'avoir quelque chose en main, mais assez peu pour permettre de manier l'arme pendant longtemps sans fatiguer. Elle fit quelques passes d'essai, puis le tranchant de l'arme entra en collision avec quelque chose. L'armurier avait lui aussi saisi une arme et lui lançait un regard de défi.

Bien vite, le bruit de d'acier s'entrechoquant remplit l'armurerie. Les lames avaient beau être aiguisées et prêtes à l'emploi, il était peu probable que l'un des deux duellistes serait blessé: tous deux étaient très compétents et ni l'un ni l'autre ne tentait véritablement de toucher l'autre. Il s'agissait tout au plus d'un échange de passes amical pour se familiariser avec l'arme (pour Svenya) ou tout simplement pour le plaisir de croiser le fer avec un adversaire à sa hauteur (pour Tallen). Après un bon quart d'heure, l'assassine recula de deux pas et pointa son arme vers le sol à côté d'elle, signalant ainsi la fin du duel.

"Excellente, je la prends."

Quelques Irys changèrent de main, mains qui se serrèrent ensuite pour sceller la transaction, et Svenya quitta bientôt la face cachée de Cyllirra avec à son côté une arme utilisable. Une bonne chose de faite. Mais, malheureusement, avoir réglé cette affaire signifiait qu'elle n'avait plus de prétexte valable pour traîner dans les environs. Demain, ou après-demain au plus tard, il lui faudrait déjà repartir...

Finalement, elle n'avait pas repoussé son départ d'un seul jour, mais bien de deux. Un risque considérable, une folie, peut-être. Mais pourtant elle ne pouvait se résoudre à admettre qu'elle avait eu tort d'agir ainsi. Comment pouvait-elle qualifier son choix d'égoïste, alors qu'elle n'avait clairement pas été la seule à vouloir prolonger son séjour à Cyllirra? Oui, mais... Tavny n'était qu'un enfant, et qui plus est, elle ne savait rien du danger qui poursuivait l'Anomalie sans cesse. Anomalie. Quel terme arbitraire pour la décrire.

Sa nièce et elle avaient profité autant qu'elles l'avaient pu des deux jours qui leur restaient. Elles avaient exploré des coins de la forêt que Tavny ne connaissait pas encore, et la fillette lui avait montré sa dernière confection: des tubes de roseau de différentes tailles assemblés pour former un instrument de musique. Instrument dont elle ne tirait pas encore de sons bien mélodieux, mais ça lui viendrait avec l'entrainement (pour peu qu'elle ne passe pas à autre chose en quelques semaines, comme c'était souvent le cas des enfants de son âge). Et les soirées, Svenya les avait remplies d'histoires, tantôt celles de ses propres aventures, tantôt celles qu'elle avait apprises des clans avec qui elle avait voyagé. Elle voyait bien à la flamme qui brillait dans les yeux de sa nièce qu'elle brûlait d'envie de voir de ses propres yeux toutes les contrées qu'elle découvrait au travers des histoires. L'enfant était Negiin, après tout, la vie de nomade coulait dans son sang. Mais sa sécurité primait, et tant qu'elle serait aussi vulnérable, il lui faudrait rester à l'abri du petit village forestier.

Comme toujours, le départ avait été un déchirement. Comme toujours, il y avait eu quelques larmes (de la part de Tavny) et des promesses (de la part de Svenya). Comme toujours, l'assassine savait qu'il s'écoulerait des mois avant qu'elle puisse revoir sa nièce. Comme toujours, elle s'était retournée une fois à la sortie du village pour agiter la main une dernière fois. Comme toujours, ne plus se retourner après avait demandé un effort surhumain. Mais comme toujours, la douleur fraiche de cette nouvelle séparation finirait pas diminuer, pour ne laisser qu'un élancement sourd dans un coin de son esprit. Jusqu'à la prochaine fois.