La nuit est la muraille immense de la tombe

Elle ferme les yeux comme pour mieux savourer la caresse de la faible brise sur son visage. Ce dernier, levé vers les cieux, respire la sérénité. Zora a toujours préféré la nuit au jour. Le calme, l'absence d'agitation et le plaisir de la solitude y sont sans doute pour quelque chose. C'est un trait de caractère qu'elle semble partager avec l'Architecte qu'elle vénère. Ce dernier n'a-t'il pas choisi de se manifester sous la forme d'un animal nocturne?

La jeune femme savoure ainsi le silence. Du moins la forme qu'il adopte dans une cité telle que Busad: malgré l'heure tardive, des chants avinés ou l'éclat de discussions animées à quelques rues de là brisent trop régulièrement cette relative tranquillité. Elle lâche un soupire irrité en hochant la tête de gauche à droite avant de poser ses yeux ambrés sur la personne allongée à ses côtés. Leurs regards se croisent. Mais si celui de la rousse exprime de l'indifférence, celui qui lui répond trahit un mélange de crainte et de colère.

Elle n'est plus étonnée depuis longtemps par cette réalité. Bien qu'elle oeuvre dans l'intérêt de Möchlog, les personnes qu'elle purifie ne semblent pas le comprendre. Ils sont constamment réfractaires au bon sens. Et si dans les premiers temps la rousse s'en offusquait, elle a appris avec les années à l'ignorer. Elle n'a pas besoin de leur consentement. Et encore moins de leur coopération.

Sa main, posée sur le torse de l'homme, continue à briller d'une aura sombre difficilement discernable dans la pénombre de la ruelle où ils se trouvent. Elle perçoit les battements agonisant du cœur de son congénère. Cela ne durera plus très longtemps. En réalité ça aurait pu se terminer beaucoup plus tôt. Mais elle tient à ce que sa proie ait le temps de souffrir, de payer pour l'insulte qu'il représente aux yeux de Möchlog. Son dernier souffle n'en sera que plus sincère...

"Réjouis-toi!" glisse-t'elle d'une voix douce à sa victime. "Tu meurs pour mieux renaître! L'heure est à la célébration, non à la tristesse!"

Elle le gratifie d'un sourire aussi glacial que les neiges hivernales tandis que l'intéressé tente de répliquer quelque chose. Mais, trop faible pour y parvenir, ce ne sont que de vagues grognements qui quitte sa gorge déjà sèche. Il ne faut toutefois pas être bien intelligent pour comprendre qu'il s'agissait de suppliques. Là encore, il ne comprend pas que sa mort imminente est une chance et non un châtiment. Est-ce si difficile de voir ce qui est pourtant évident?

Toujours est-il que des bruits viennent perturber la quiétude de cet instant privilégié, précédés d'une étrange lueur. Et plus précisément des bruits de pas qui s'approchent bien trop vite à son goût. Elle n'avait pas imaginé qu'on puisse la déranger à cette heure avancée de la nuit. Spécialement dans cette ruelle délabrée. Comme un animal à l'affût, elle se redresse tandis qu'elle délaisse son rôle de faucheuse pour endosser celui de guérisseuse. Et le comportement qui sied à ce dernier.

"Par ici! Vite!"

Elle se penche sur sa victime avec un semblant d’inquiétude tout en lui prodiguant - en apparence seulement - les premiers soins. Comme une hérétique prétendant servir Möchlog le ferait. Qui irait soupçonner qu'elle est en réalité à l'origine de la condition de cet éclopé? Reste maintenant à s'assurer que l'intéressé ne viendra pas gâcher cette comédie. Mais vu son état, elle ne se fait pas trop d'inquiétudes...

Elle découvre du regard l'impertinent ayant osé la déranger dans sa tâche sacrée. Ou, plutôt, les impertinents. Car le jeune homme qui vient de faire irruption est accompagné de deux animaux. Un bunnalix et ce qui doit être un Salshogu. Zora balade son regard sur l'un puis sur l'autre avant de reporter son attention sur l'intervenant. Même si elle s'attendait à une personne seule, c'est toujours mieux qu'une patrouille de la garde. Elle ne peut pas vraiment se plaindre. D'autant plus que l'intrus n'a pas l'air très impressionnant. Mais si on pouvait se fier aux apparences à Myt'rä, ça se saurait...

L'inconnu lui demande s'il peut être utile et la rouquine ne peut réprimer un sourire discret. S'il agit ainsi, c'est qu'il est tombé dans le piège. Et elle ne peut que s'en féliciter. La jeune femme hoche donc la tête de haut en bas pour lui confirmer que son aide est la bienvenue. Reste à savoir comment l'exploiter. Car s'il les possibilités ne manquent pas, aucune ne sert véritablement les intérêts de la demoiselle. Et cette dernière doute qu'il accepte de se trancher la gorge simplement parce qu'elle le lui demande.

"Malheureusement il est déjà trop tard!" lâche-t-elle sur un ton laconique. "Les seules qui puissent lui prodiguer de l'aide, maintenant, ce sont les Architectes eux-mêmes. Je ne peux qu'atténuer sa douleur en attendant que la mort le délivre de son tourment..."

Elle exprime du regret à travers le ton qu'elle emploie. Peut-être pour mieux cacher le fait que le destin de sa victime n'est pas aussi scellé qu'elle tente de le faire croire. Mais si elle se fie à ce que dit l'inconnu, il n'est pas apte à mesurer la gravité du cas de l'homme allongé. Un mage du feu, donc. Voilà qui est intéressant. Et dangereux, aussi. Et dire qu'elle se plaisait à le considérer comme un simple badaud rentrant chez lui.

"Un peu de feu ne le sauvera pas. Mais ça suffira peut-être à réchauffer son cœur et son âme avant qu'il achève son cycle!" ajoute-t-elle après une vague hésitation. "Auriez-vous de l'eau sur vous? Sa gorge est aussi sèche que le sol de cette région!"

L'adepte de Möchlog attend sa réponse en jetant un regard inquiet autours d'elle. Il est vrai qu'un tueur est sensé rôder dans les parages, elle ne devrait pas l'oublier. Il s'agit de donner le change au nouvel-arrivant - et à sa ménagerie - en mettant toutes les chances de son côté. Et puis l'avantage qu'elle pourrait tirer de cette situation est trop appréciable pour qu'elle le néglige après tout.

"Celui qui s'en est pris à ce malheureux ne doit pas être loin. Êtes-vous un guerrier?" lui demande-t-elle en ayant déjà une petite idée de la réponse. "Peut-être pourriez-vous vous assurer que nous sommes en sécurité?"

Et, ce faisant, focaliser son attention ailleurs que sur le mort en puissance qui gît sur le sol. Ce dernier a le regard dans le vague mais reste malgré tout crispé. La teneur des propos qu'il entend doit accentuer sa colère. Du moins si elle se fit à la main qui tient avec insistance un pan de la cape de la jeune femme.

Pourquoi faut-il qu'il s'accroche avec autant d'insistance à cette existence viciée?

La rouquine hoche la tête pour signaler à l'intrus qu'elle a pris acte de l'absence d'eau. Si elle souhaitait réellement sauver le malheureux allongé à ses côtés, peut-être qu'elle aurait pris le temps de s'en attrister. Mais dans ces circonstances ce n'est qu'un détail dont elle s'accommode fort bien. L'agonie de l'homme n'en sera que plus désagréable. Zora regrette juste de ne pas pouvoir la savourer à sa juste valeur. Les nouveaux-venus atténuent quelque peu le plaisir qu'elle devrait en tirer.

Elle est toutefois rassurée d'apprendre que ce jeune homme n'a rien d'un soldat. Un simple forgeron? Qu'a-t-elle à craindre? En réalité elle se méfie davantage du splendide bunnalix à ses côtés. Qui sait comment ces animaux peuvent réagir? Et puis leur instinct est sûrement plus fiable que celui des humains. La disciple de Möchlog décoche un regard à la dérobée à ce duo qui est en train d'échanger quelques mots dont elle ne peut qu'imaginer la teneur. Mais elle profite de cette opportunité pour accélérer la mort de sa proie d'une simple pression discrète sur l'une des artères de son cou.

Lorsque le volatile rejoint le petit groupe avec l'eau qu'elle a demandé et qu'il la dépose à ses côtés, Zora prend un malin plaisir à relever un visage affichant la déception vers le forgeron N'est-ce pas ainsi qu'un hérétique agirait, déçu de ne pas avoir réussi à sauver une existence pourtant destinée au trépas? Ce petit jeu commence à amuser la rouquine. Ce qui est sûrement une bonne chance dans la mesure où elle n'est pas encore en mesure d'y mettre un terme. Pas avec un volatile qui aurait tôt fait de disparaître et de donner l'alerte.

"J'ai bien peur qu'il soit trop tard..." souffle-t-elle. "Mais il aurait apprécié votre aide, j'en suis sûre. Tout comme je l'apprécie!"

Toujours est-il que cette eau n'est pas pour autant perdue. Elle en prend quelques gorgées puis tend le reste au jeune homme. L'adepte en profite pour l'observer plus attentivement. Il n'a pas l'air d'avoir des cicatrices ou des séquelles d'une quelconque maladie. Et il semble également avoir toute sa tête. Impossible pourtant d'en avoir le coeur net à moins de le déshabiller entièrement. Mais les circonstances ne se prêtent guère à un examen approfondi...

"Nous ferions mieux de ne pas trop nous attarder dans les parages puisque vous n'avez pas les moyens de nous protéger!" reprend-t-elle, visiblement inquiète. "Mais nous ne pouvons décemment pas laisser ce corps ici! Peut-être que votre bunnalix pourrait nous aider à le transporter?"

Où? Peu importe! Le Temple de Möchlog semble une bonne idée. Il y recevra les derniers hommages avant son inhumation ou son incinération. Mais Zora pourrait surtout en profiter pour repérer les lieux. Car il est hors de question qu'elle quitte cette ville sans les avoir libérés de l'hérétique qui y officie. Et puis quelque chose lui dit qu'il ne sera de toute façon pas si facile de se débarrasser de la présence de ce gêneur de forgeron et de ses familiers.

Autant endormir davantage encore leur méfiance jusqu'au moment propice. Tout vient à point à qui sait attendre, dit-on. Et puis pour le moment elle n'a pas vraiment de raisons de s'inquiéter ou de hâter les choses. Autant continuer à s'amuser quelque temps encore. Les distractions sont trop rares dans une vie régie par les impératifs de la foi.

"En fait... Je m'appelle Zora!" se présente-t-elle en inclinant légèrement la tête. "Et vous?"

Reste à faire comme si la réponse l'intéressait...

Zora se contente de hocher la tête en guise de réponse lorsque Rae se présente, lui et ses familiers. Elle pose un instant son regard sur le bunnalix et la salshogu tout en se demandant s'il convient de leur adresser quelques mots à eux aussi. Mais le simple fait d'envisager cette option lui arrache un léger sourire. Elle ne va tout de même pas s'abaisser au niveau des disciples d'Orshin... Ces espèces inférieures sont là pour servir les ambitions des mages, rien de plus. À quoi bon faire comme s'ils étaient leurs égaux?

Le jeune homme souhaite ensuite savoir où le corps va être déposé. La disciple de Möchlog se rend compte qu'elle n'a pas été très loquace sur le sujet. Elle désigne alors de son doigt le temple dont l'extrémité supérieure commence à se détacher sur l'horizon. Le bâtiment est sobre et largement plus modeste que ceux que l'on peut trouver à Suhury. Rien d'étonnant lorsque l'on sait que les autochtones réservent principalement leur foi à Delkhii. Mais avec le temps peut-être que ces derniers ouvriront les yeux et honoreront la Chouette comme elle le mérite. Sans elle, auraient-ils seulement le choix de choisir le dieu auquel adresser ses prières?

"Nous allons le confier au prêtre du temple de Möchlog." explique-t-elle simplement. "Bien que je doute qu'il soit encore réveillé à cette heure tardive. Mais nous trouverons probablement quelqu'un pour nous aider..."

Quoi qu'il en soit Zora souhaite reconnaître les lieux. Qu'ils soient occupés ou non. Et dans la foulée, elle se fiche pas mal de ce qui peut bien advenir de ce cadavre marqué par l'impureté. Ce qui faisait cet homme, son essence, voyage déjà vers sa nouvelle demeure de chair. Ou ne tardera pas à le faire. Elle espère simplement qu'il fera preuve de plus de respect envers la vie que lui a confiée Möchlog cette fois-ci...

Le quatuor arrive finalement aux pieds de l'édifice qui semble avoir été taillé dans la roche. L'architecture de Busad étant ce qu'elle, le temple a une apparence brute avec des contours toutefois plus travaillés que ceux des simples demeures. Un maigre gage de respect envers l'Architecte. Du moins décide-t-elle de l'interpréter ainsi. La rouquine observe un instant l'extérieur du lieu sacré avant de se retourner vers les trois gêneurs:

"Je ne suis pas certaine que les animaux soient tolérés à l'intérieur..." fait-elle remarquer à Rae. "Est-ce qu'ils sont propres, au moins?"

Elle ne fréquente pas assez ces animaux pour connaître leurs mœurs. Et les disciples d'Orshin ne sont pas vraiment des exemples de sévérité avec leurs précieuses bêtes. Quoi qu'il en soit la simple idée que l'un des deux familiers du jeune homme fasse ses besoins dans un temple dédié à Möchlog lui donne des sueurs froides. Mieux vaut prévenir que guérir, dit-on...

"Quoi qu'il en soit j'aimerais profiter de l'occasion pour prier mon Architecte. Peux-tu te charger de remettre le corps aux prêtres?" lui demande-t-elle. "À moins que tu souhaites m'accompagner?"

Elle n'attend pas vraiment une réponse et encore moins l'autorisation d'agir comme elle a déjà décidé de le faire. La rouquine pousse donc les portes du temple et y découvre une Chouette majestueuse taillée dans un marbre des plus pur. Elle incline alors la tête en signe de soumission et de dévotion tandis qu'elle s'approche de la représentation de son Architecte. Elle finit bien vite prostrée sur le sol frais, faisant abstraction du monde extérieur pour se focaliser uniquement sur les mots imperceptibles qu'elle adresse au maître de la vie et de la mort...

Lorsque Zora se relève les lueurs de l'aube sont déjà en train de chasser l'obscurité de la nuit. Encore une fois, il semblerait qu'elle ait perdu la notion du temps tandis qu'elle communiait avec Möchlog. La rouquine étend ses bras en poussant un léger bâillement qu'elle ne fait guère l'effort de réprimer. Et après avoir fait craquer sa nuque elle remarque la présence de ce Rae. Elle l'avait presque oublié...

"Tiens tu es encore là, toi?" s'étonne-t-elle. "Ai-je laissé entendre qu'une quelconque forme d'amitié était possible entre nous?"

Elle doute qu'il ait passé la nuit à prier. Et elle suppose que s'il est là, c'est que le cadavre a été remis aux prêtres de Möchlog qui pervertissent ce temple. Comment expliquer sa présence, dans ce cas? N'a-t-il donc aucun endroit ou dormir? Pourtant il n'a pas l'air sale et ne lui évoque pas l'un de ces vagabonds que l'on peut trouver dans les rues. Pourquoi l'a-t-il attendue?

La rouquine l'observe encore quelques instants avec un mélange de suspicion et de désapprobation avant de reporter son attention sur l'espace qui l'entoure. Elle note la configuration des lieux et le jardin qui jouxte la salle dédiée aux prières puis les différentes portes qui définissent l'accès à ce lieu sacré quoique quelque peu modeste. La Chouette mériterait des temples que même les palais envieraient. Non des bâtisses à peine dignes de d'accueillir la dévotion portée à d'autres Architectes...

Après avoir inscrit dans sa mémoire les éléments qu'elle juge dignes d'être retenus, elle revient alors s'installer à côté de Rae. Il est temps de prendre congé de lui. Mais avant elle tient à lui prodiguer quelques conseils. Car son corps semble exempt de tout pêché. Et s'il convient de châtier ceux qui sont marqués par l'impureté, il lui semble alors nécessaire de récompenser ceux qui n'insultent pas Möchlog.

"Prends bien soin de ton corps, veux-tu?" lui demande-t-elle humblement. "Il est l'écrin du présent que Möchlog t'as octroyé. Tu te dois de le préserver! Détourne-toi des batailles que tu ne peux gagner et ne provoque pas le danger! Honore la Chouette par ta pureté!"

Elle l'observe à nouveau comme pour s'assurer qu'il comprend véritablement la portée des mots qu'il vient de prononcer. Certains agissent par bêtise ou inconscience. Mais d'autres le font tout à fait sciemment et portent même avec fierté les cicatrices héritées d'une vie de débauche. Ceux-là sont incontestablement les pires. Il n'appartient qu'à Rae de faire en sorte de ne pas s'y affilier.

"Sans quoi, nous serons amenés à nous revoir dans des circonstances bien différentes..."

La jeune femme se redresse et relève sa capuche sur sa tête avant de prendre la direction de la sortie. Un dernier regard à Rae plus tard et la voici dans la rue dans laquelle l'agitation habituelle d'une cité se déploie. Elle s'attarde à nouveau pour observer le bunnalix et le volatile de celui qui lui aura apporté une aide naïve et décoche un sourire au premier. On dit que les animaux sentent des choses que les humains sont incapables de percevoir. En est-il de même pour celui-ci?

Quelques secondes plus tard, la rouquine disparaît au détour de l'un des nombreux recoins de cette fourmilière rocailleuse qu'est Busad...