L'
Esquisse.
Je pourrais vous parler des cerfs-volants aux ailes de papillon, qui déploient des dents de requin lorsque retentit un son de clochette. Des poissons-méduses qui nagent dans le sable la tête à l'envers en suivant le tracé d'une équerre. D'un livre dont toutes les pages sont remplies de tâches d'encre noire.
Pourtant, ce n'est pas ce que j'ai envie de relater ici; je n'ai d'ailleurs pas envie de parler de quelque chose - mais de quelqu'un.
En une année de lutte et de survie, s'il y a bien une chose que j'ai appris dans l'
Aincrad, c'est que les prisonniers de ce jeu mortel doivent se préparer à tout, et que le danger peut prendre n'importe quelle apparence.
En particulier lorsque celui qui génère les codes de son monde est un puissant calculateur impitoyable et dénué de sentiments, dont la froideur ferait frissonner l'échine des Dieux s'ils existaient. Mais alors que j'en ai arpenté chacun des paliers débloqués, que j'ai pu en voir les sommets les plus hauts et les brasiers les plus ardents, je pensais m'être fait à l'idée qu'il ne faut plus se laisser surprendre par l'étrangeté d'un système.
J'avais tort.
C'est quoi ce truc? Un glitch?
Face à un croisement entre un dinosaure et un réfrigérateur qui n'appartient évidemment à aucun bestiaire distribué dans les villes et les villages, la lame de mon épée sombre en garde moyenne s'il tente de m'attaquer, je pense avoir perdu la raison; qu'à force d'avoir passé trop de temps dans un monde virtuel, le réel revient à grands pas dans mon esprit, tente d’y semer le trouble pour me faire douter et compliquer encore l'ascension pénible. Quelques instants plus tôt à peine j'étais dans les ruines d'un donjon, et en quittant le dédale rocheux pour rejoindre ce que je croyais être de grandes plaines de corail... J'ai atterri dans ce désert, face à cette créature.
Heureusement je ne suis pas seul.
Qui est ce type?
Il est d'usage de déterminer d'un regard à qui l'on a à faire grâce à son équipement - à condition de ne pas en construire un jugement indélébile qui serait sans doute biaisé. L'homme qui m'a interpellé porte encore le
stuff de
newbie que nous avons tous quitté depuis longtemps au profit d'armes et armures puissantes; pourtant, dans un étage si élevé et qui diffère de tout ce que je connais, il semble percevoir la logique des choses autour de nous alors qu'elle m'échappe.
Je décide de rengainer à son appel et de choisir la fuite. Qu'on le croie ou non, la présence de cet homme que je n'ai jamais vu, qui paraît faible alors qu’il se trouve dans un territoire dangereux, est au final ce qu'il y a de plus normal ici - ou de moins anormal.
« Où sommes-nous? Et surtout... Ce truc, tout à l'heure... C'était quoi? »Je n'obtiens pas de vraie réponse -
« pas le temps », me répond-il. C'est à ce moment-là, porté par l'empressement de sa voix et son regard étrangement partagé entre une inquiétude tangible et une sérénité palpable, que je comprends que si je continue d'essayer de saisir ce monde irrationnel, je serais rattrapé par la vacuité de l'effort.
Et surtout, que je dois m'en remettre à lui.
Grimpant sans ménagement dans l'improbable voiture-chaussure qu'il me présente, je salue la présence inespérée de l'appareil plus que je m’en étonne, à des années-lumières des chevaux et caravanes qu'emploient
players et NPC. Entendre un moteur après tout ce temps me provoque fatalement un sentiment nostalgique, et je me laisse tomber dans le siège en regardant au loin.
Ce que l'homme présente comme l'Esquisse, avec ses particularités insondables et sa logique nébuleuse, semble ancré comme une bizarrerie habituelle pour lui. C'est étrange... Je pense être l'un des joueurs les plus au courant de la diversité du château flottant, pourtant je suis complètement dépassé face à cet étranger néophyte qui comprend tout.
Tout, à commencer par le fond du problème que je n'ai pas tout de suite perçu, trop absorbé par un instinct viscéral de survie propre à l'être vivant.
Les anomalies de SAO sont automatiquement corrigées par son système informatisé. Pour ce faire, le programme supprime inexorablement la source du
glitch dès qu'il détecte une anormalité dans l'algorithme.
En d'autres termes...
Pour lui, ma présence ici... Est à bug à rectifier.
Voilà pourquoi mon partenaire d'infortune, pilotant l'engin guidé par une girouette détraquée, se hâte d'agir sans me laisser le temps d'assimiler ce qui m'entoure. Mais au moins je peux lui être utile là-dedans.
Tout en me levant pour poser un pied sur le haut du siège afin de ne pas perdre l'équilibre une fois lancés à une telle vitesse, je tire mon épée à la lame violine.
Aussitôt, un halo bleu imprègne le fil du métal et tranche horizontalement la moitié de la horde en moins d’une seconde.
Même si les monstres de la zone ne possèdent ni barre de vie ni curseur indiquant leur quotient de dangerosité, la
main feature du jeu, les
Sword Skills, sont actifs.
Je suis donc bel et bien dans Sword Art Online, et pourtant pas celui que je connais.
L'idée est impensable, improbable, irrationnelle - mais... Qu'est-ce qui l'est encore ici? Je suis au coeur d'un monde qui se transcende perpétuellement.
Je crois... Que je me trouve dans une
map de test. Utilisée par les développeurs, et jamais retirée de la version finale.
Voilà l’essence de l’anomalie: un joueur n'aurait
jamais dû y avoir accès. Une carte coupée de la forteresse aux cent étages, que l'on n'atteint par aucun chemin.
Et puisque je n'ai aucun doute que cet homme est un joueur comme moi et pas un habitant du système, par sa lucidité trop éloignée des intelligences artificielles limitées... Alors il a sans doute foulé l'endroit du côté des survivants, un jour. Dans le monde qui m'est familier.
Mais s'il existe, et qu'il tente de me ramener chez moi, c'est qu'il n'est pas mort.
Et donc... S'il me suivait de l'autre côté...
La deuxième des règles de l'
Aincrad selon moi, c'est que l'entraide est une force inestimable - et particulièrement douloureuse, lorsque l'on est incapable d'assumer le poids des liens.
En me retournant, je constate que son radar-girouette, pris à tort pour aussi cassé ou improbable que le véhicule, semble avoir une logique pour ce monde - une logique que je crois percevoir. Chaque fois qu'elle tourne quelque part, mon coéquipier la suit et il se produit un phénomène plus étrange que le précédent; plus grand est ce paradoxe, plus elle s'emballe. Et c'est à l'un de ces endroits, qu'elle désigne en s'affolant comme un test de radioactivité extrêmement sensible, qu'il semble vouloir nous mener.
Le plus tumultueux d'entre tous.
Un grand escalier clair, semblable aux marches qu'on doit arracher aux monstres gardiens pour continuer d'avancer. Mon coeur presque aussi rapide que la girouette se détend face à ce point de repère rassurant, jusqu'à remarquer l'importance de ses détails: il est en fait composé d'un assemblage translucide, et pas d'un marbre luxueux.
Un accès administrateur!
Rasséréné, dès que mes pieds touchent le sol et me réceptionnent je me mets à courir; ma course, plus rapide que celle de mon partenaire, me force à le faire accélérer. J'attrape son bras sans ménagement.
Mais dès les premières marches il s'arrête et je le lâche.
« Qu'est-ce que tu fous? Viens avec moi, Al! »On a besoin de joueurs pour se battre!
« C’est inutile. »C’était donc ça. Les gens qui habitent cet étage, situé sous l'
Aincrad tel que nous le connaissons, ont été parmi nous une fois.
'Nous', ce sont les survivants. Ceux dont les HP sont restés au-dessus de zéro et qui continuent de prendre de l'expérience pour finir ce monde un jour.
Al n'est pas un fantôme: c'est une copie de lui-même que le système a recréé pour faire perdurer cette existence tout près des combattants.
Même s'ils ne peuvent le voir ou l'entendre.
Les morts ne reviennent pas à la vie.
Il ne peut pas monter ces marches.
Je serre les dents. Mais je suis forcé de sourire pour ne pas montrer de peine à celui qui m'a sauvé la vie puisqu'il n'y avait plus rien à espérer pour la sienne, je tends le poing vers lui.
« Merci... Et adieu. Je ne t'oublierai pas, Al! »A partir de là je ne peux plus faire marche arrière ni me retourner, même si laisser cet inconnu qui me sauve m'est difficile. L'emmener produirait l'effet inverse et sa conscience survivante mourrait.
J'active [Sprint] et [Acrobatie] pour courir sur les marches en sautant par-delà quelques-unes et gagner du temps.
Tout en haut, le fabuleux escalier s'écroule.
Je retombe sur le sol, les mains et les genoux sur la pierre qui dalle la Ville de Départ du premier étage, au milieu des joueurs et des habitants du système qui m'épient sans comprendre.
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Seul dans ma chambre, je tente de me remémorer cette épopée insensée dans ses moindres détails. Hélas, dès que je force ma mémoire pour les restituer, ils se dérobent. Plus je vais à son encontre, plus ils s'effacent.
Après tout, je n'étais pas censé être là-bas.
Alors avant d'oublier et pour ne pas faillir à cette promesse...
J'invoque mon interface pour accéder à la messagerie et mes doigts courent sur le clavier holographique. Le nom du destinataire a été rayé de la liste sur la grande table de granite où sont recensés les pseudos de tous les joueurs.
J'espère que quelque part, où qu'il soit, ce message pourra l'atteindre.
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