Ma belle amie,
Ô toi ma seule amie, c’est la fin.
Comment en sommes-nous arrivés-là ?
Il n’a jamais été du genre de Crevette de se poser ces questions. Elle était arrivée dans l’Esquisse par hasard, sans vraiment que cela ne lui pose problème. Porté son prénom attribué au détour d’une conversation sans s’en soucier, en faisant avec. Prénom qui était devenu son nom de guerre ; un étendard, un slogan. Dans les grottes obscures, dans les fortins et nids d’aigles des Monts Vêtus, dans les maquis du Désert de Craie, on arborait le sabre rose sur fond noir, le drapeau du
jihad. Pour tous ces étrangers, « Crevette » voulait dire « châtiment ».
Seule dans une chambre faite de béton, d’un mobilier pauvre, d’air brassé par un ventilateur grinçant et d’une faible lumière jaunâtre, elle se regardait dans le miroir. Sa tenue grisâtre, informe et délavée, ses cicatrices, son visage dur, figé. Quand, dans son bunker souterrain, elle avait commencé le combat, il y a dix ans de cela, elle n’arrivait pas à la moitié de la psyché qu’elle y avait installée. Maintenant, son reflet occupait presque toute la hauteur. Son corps, ce réceptacle de chair, avait vingt ans, aujourd’hui. Elle était une des plus jeunes guérilleros par son corps, mais avait bien dépassé la cinquantaine dans son esprit, sans toutefois atteindre les dix ans dans ses souvenirs. Son existence n’avait été que cela : un combat fanatique, éperdu, éternel, le goût du sang empuantissant l’air jusque dans la bouche, les repas froids, les traversées d’un abri miteux à un autre, la peur permanente des raids aériens, les plans d’assaut, les attentes interminables.
Se souciait-elle seulement de ceux qui combattaient sous ses ordres, de ceux qu’elle défendait ? Elle avait évolué dans cette guerre sans se poser la question de savoir
pourquoi combattre. Il
fallait combattre, c’était tout. Elle n’avait, sinon quelques compagnons de lutte qui lui étaient proches, pas de personnes qu’elle pouvait appeler les « siens ». Il n’y avait rien à gagner, pour elle. Tous la redoutaient pour cela, alliés comme ennemis. Seule comptait la victoire, dans sa vacuité en tant que but. Pas les vies perdues, ou les sacrifices, y compris les nombreux qu’elle avait fait elle-même.
La fin de nos plans élaborés,
La fin de tout ce qui a de l’importance.
Où tout ceci avait_do commencé, Crevette en avait un souvenir qui devenait de plus en plus flou avec le temps. Elle se repassait régulièrement la trame des événements, qui lui échappait pourtant, comme du sable dans sa paume. C’était là le peu d’existence qu’elle avait.
L’arrivée du portail entre les mondes avait mené à des premiers contacts entre une civilisation intergalactique et les quelques milliers d’humains désunis, dispersés et mal équipés de l’Esquisse. Puis, à une tentative de colonisation. Et en réponse, à la guérilla. Au trafic d’armes au bénéfice des Esquisséens – partout où il y a de la demande, il y a de l’offre qui se créée –, à la constitution de fortifications, de planques, de réseaux terroristes dans les zones occupées, de militarisations des Objets. Une résolution nouvelle, un fanatisme guerrier s’était emparé des habitants de ce monde autrefois onirique.
Crevette n’avait jamais perçu la beauté de ces espaces. Que leur dangerosité. Où était la beauté, dans le massacre, désormais ? Dans la torture de prisonniers, les raids éclairs sur des positions isolées, les attentats-suicides ?
Comprenant le caractère très peu rentable de la colonisation de ces terres incroyablement revêches, les forces régulières s’étaient progressivement désengagées. Vers la cinquième année de la guerre, elles avaient été remplacé en grande partie par des rapaces de toutes sortes. Des aventuriers en quête de fortune, de petits gains arrachés à la pointe de l’épée, de fiefs à se tailler. De leur côté, les Esquisséens n’avaient pas célébré leurs succès, mais avaient été agités par Crevette d’une envie toute différente. Il ne fallait plus repousser l’envahisseur, il fallait le
châtier. Lui faire payer le moindre arpent de terre, mais pas nécessairement reprendre celle-ci. « Pour chaque naissance, un enterrement. » avait-elle promis aux étrangers. Les Esquisséens n’avaient pas de nation à défendre, et pas vraiment de patrie à protéger : il y avait bien assez d’Esquisse pour ces petits colons et les autochtones. Nombreux avaient toutefois continué la lutte, ne connaissant plus qu’elle, ne sachant plus faire qu’elle. La spirale d’une violence infinie.
Crevette se déshabilla, face à son reflet. Il n’y avait rien d’érotique dans ce corps – il n’y avait jamais rien eu de tel. Que les stigmates du passé. Une peau rendue pâle par le manque de soleil, un pied artificiel suite à la perte du précédent sur une mine, une large balafre sur le torse laissée par l’épée d’un orc, l’épaule lacérée des serres d’un homme-oiseau.
Je chevaucherai le vieux serpent à la peau froide
Jusqu’à l’ancien lac.
Une dernière opération l’attendait. Une dernière avant la prochaine, certes.
Il fallait attendre. La dernière livraison d’armes de contrebandiers étrangers. De ceux dont elle appelait à leur meurtre et à qui elle promettait les souffrances éternelles s’ils venaient à tomber entre ses mains, une vengeance infinie qu’elle ne ferait prendre fin qu’une fois morte elle-même, et encore. La valse du cynisme ; des intérêts bien compris et du discours idéologique.
L’objectif était simple. Faire sauter le portail dimentionel. Déchaîner la fureur de la première Tempête artificielle, testée avec succès dans un ancien laboratoire souterrain.
Le bruit d’un hélicoptère qui décollait à la surface. Les heures d’attente, troublées uniquement par ces quelques bruits. Elle s’était promis du repos, il devenait une torture.
« Je vais me réveiller, et je serai de retour au combat. »
Quelques phrases, à peine chuchotées. Peut-être même pas prononcées.
« J’ai à peine lâché un mot à Effie, quand elle m’a annoncé son départ. »
« Dès que j’étais avec elle, je n’avais envie que de revenir ici. »
« Dès que je suis ici, je ne veux que retourner au combat. »
« Cela fait une semaine, maintenant. J’attends la mission. »
« Je m’affaiblis. »
Fixer le ventilo tournant. Le mur.
« Je m’affaiblis de minute en minute à rester dans cette pièce. »
« Et chaque minute où mes ennemis sont dehors, ils se renforcent. »
« Les murs se rapprochent à chaque fois que je les regarde. »
Crevette tendit un bras. Le laissa, flottant. Puis l’autre. Un mouvement léger parcourut son corps. Elle ferma les yeux. Recula d’un pas, d’un autre, sans cadence, sans même l’illusion d’une. Dodelina de la tête. Fit un tour sur elle-même. Un deuxième, dans l’autre sens, puis quelques autres, irréguliers. Attrapa un pistolet, tira sur le ventilateur. Plus aucun bruit, plus même le rythme régulier de ses pâles. Lança son arme, sortit une bouteille.
Elle souffla, inspira, tourna, fit osciller son torse, quelques pas hagards, désordonnés, laissa bouger ses bras comme des algues dans un cours d’eau, sautilla d’un pied sur l’autre, se pencha en arrière, décrivit quelques autres mouvements sans ordre, sans chorégraphie. Du seul mouvement, pour accompagner le bruit de ses pensées qui s’éteignaient sous l’alcool.
De plus en plus vite, balançant sa tête de tout côté jusqu’à avoir mal au crâne, lâchant de petits cris étouffés, se trémoussant dans des poses improbables.
Elle manqua de se vautrer sur le coin du lit, se redressa en tremblotant, lâcha sa bouteille, ne l’entendit pas tomber.
Ouvrit les yeux un instant. Se retrouva face à son reflet. Le dévisagea, ferma les yeux. Lui envoya un coup. Il se brisa. Continua ses gesticulations, plus fort.
Chuta sur son lit, y rampa, jusqu’à tomber de l’autre côté, tachée de son propre sang.
S’effondra en larmes.
C’est la fin des rires et des doux mensonges.
C’est la fin de ces nuits où on essayait de se tuer.
C’est la fin.