Une soirée placée sous le signe de la bière ! [Pv Diane Stëelk]

Le temps filait doucement, trop doucement au goût de Diane qui n’avait qu’une envie : se mettre au travail sur un bureau qui ne tanguait pas. La vie maritime avait son charme, et elle l’adorait, mais elle bouillonnait de trop d’idées, de trop de tournures pour son article. Impossible de s’y pencher quand le regard de Chafouin ne lâchait pas ses semelles. Ou ses mains. Elle sentait sa méfiance comme une odeur désagréable de bois pourrissant. Où qu’elle aille, elle avait l’impression d’être suivie. Aussi décida-t-elle tout simplement de ne rien faire qui puisse l’intéresser. D’agir comme n’importe quelle jeune femme sortant d’une captivité chez des pirates agirait, tout en gardant son identité. Elle supportait parfaitement la vue du sang et n’avait pas de problème pour se battre, mais dès que le mercenaire abordait avec elle le sujet de sa mésaventure, elle se barricadait en elle-même. Il ne tirerait rien d’elle, rien qui puisse l’incriminer du moins. Bien que légalement, il n’y eût pas de consigne quant à l’attitude à adopter quand on était otage d’un bateau pirate. Seulement l’attitude permettant un plus haut taux de survie, et pour le coup, elle l’avait appliquée à la lettre.

La terre semblait se rapprocher à l’horizon, mais Diane ne reconnaissait pas encore Cerka. Elle connaissait trop bien la disposition de ses hautes tours et le nuage de fumée qui l’entourait pour que ce village que l’on voyait pointer l’y trompe. Elle reçut une visite de Chafouin qui lui expliqua qu’il ne se mêlerait pas de ses affaires – enfin une sage décision ! – mais qu’il ne la lâcherait pas d’une semelle tant que sa livraison chez les Hansi ne serait pas accomplie. Diane hocha la tête et le remercia, un brin soulagée. Elle repensa au fait que les instigateurs de son sauvetage soit ses mécènes et amis, les Hansi, et cela lui tira un petit soupir. Ils avaient déjà tant fait pour elle, et maintenant ça ! Ce sentiment de leur devoir la vie – bien qu’en réalité leur secours n’aurait pas été nécessaire – lui pesait un peu. Sans compter que pour engager un mercenaire privé, ils avaient dû mettre le prix, ce n’était pas une mission anodine. En bref, elle ferait en sorte de leur faire comprendre sa gratitude. Matériellement, elle ne tenait pas la comparaison, mais elle trouverait bien un moyen de les remercier.

Le port enfin arrivait en vue. Diane sentit soudain une grande lassitude la saisir, l’envie de quitter le navire et de dormir dans un vrai lit. Mais en même temps, elle regrettait d’abandonner ce sentiment d’euphorie perpétuelle qu’elle ressentait à bord. Elle prit une seconde pour faire le bilan entre ses envies et ses regrets – un compte qui tomba rapidement en faveur de la nuit en auberge que lui proposait Chafouin. Elle ne savait pas si elle voulait vraiment passer une soirée en seul à seul avec cet homme plus qu’inquiétant, mais il prononça bien assez vite le mot magique. Bière ? N’en dis pas plus sinistre inconnu, je te suis sans hésiter. Enfin, en hésitant encore un peu quand même, parce que l’inverse semblerait louche. Elle se laissa entraîner dans la taverne, et sentit un nombre impressionnant de regards se fixer sur eux. Elle comprit en regardant Chafouin que leur duo sortait de l’ordinaire. Une jeune femme sale et décoiffée, portant des vêtements de ville et des lunettes de machiniste, accompagnée d’un grand balafré au regard mauvais. Comprenant l’incongru de leur situation, Diane ne put s’empêcher de sourire en coin, et répondit dans la foulée à son compagnon qui lui proposait de prendre la première tournée.

« D’accord, mais je te préviens, si cette bière n’est pas aussi bonne que ce qu’ils promettent, je fais un scandale et je te laisse la note. »

Le naturel enjoué de Diane revenait au petit trot maintenant que le mercenaire avait promis de ne plus lui tirer les vers du nez. Elle avait suffisamment vu de lui pour se faire une première opinion, et elle n’était pas défavorable. En réalité elle n’avait rien contre lui, et respectait même assez la vie qu’il menait. C’était un homme bourru et violent, certes, mais elle avait côtoyé tellement pire ces derniers temps qu’il lui semblait presque délicat en comparaison. Tant qu’il ne mettait rien dans son verre et dormait dans sa propre chambre, elle n’avait rien contre quelques mousses en sa compagnie. Et puis, il semblait avoir beaucoup de choses à raconter, et elle adorait les bonnes histoires.

Ils s’installèrent à une table, contre une fenêtre mais loin des regards indiscrets, et avant qu’ils aient le temps d’ouvrir la bouche, une serveuse se posta près d’eux, attendant leur commande en cherchant le regard de Chafouin. Diane ne put s’empêcher de faire le lien entre sa poitrine débordant de son corset et le tintement de sa bourse contenant les pourboires de la journée. Son sourire se teinta d’ironie, et elle prit la parole en premier pour couper court à ce gênant interrogatoire visuel.

« Je vais prendre une chope et n’importe lequel de vos plats qui soit chaud et sans poisson. »

Cet affreux jojo qui lui servait de compagnie ce soir ne manquait pas d’air. Elle en avait vu défiler, des reluqueurs, du temps où elle coursait, mais ceux dans le genre de Chafouin lui avaient toujours inspiré le moins de sympathie. Peut-être parce qu’ils étaient entre deux âges et qu’elle avait 17 ans à l’époque, ou simplement par principe. Aujourd’hui elle ne s’en offusquait même plus, et partait de l’idée que la serveuse saurait très bien lui rabattre le caquet si elle en ressentait le besoin. Son physique était avantageux, elle avait de l’assurance, quoi de plus naturel qu’elle tire parti sans vergogne des vicelards inoffensifs tels que Chafouin ? Diane eut un rictus moqueur et toisa son voisin avec amusement. S’il était trop bon client, il ne resterait bientôt plus grand-chose de la bourse des Hansi.

Sa remarque sur leur charmante compagnie de croisière lui tira un petit rire, et elle ne put s’empêcher de se prendre au jeu, un peu contre ses principes. Elle ne l’aimait pas vraiment, mais elle faisait mieux de se le mettre dans la poche plutôt que d’agir comme une femme froide et inflexible. Son heure viendra.

« Eh bien merci, je suis contente d’apprendre que tu me vois comme une matrone difforme et repoussante. Tu me diras, entre toi le balafré, les marins bourrés et les mousses qui n’arrivent pas à aligner trois mots cohérents, j’ai pas été gâtée non plus. »

Satisfaite de ce retour de flamme, elle accueillit la bière avec un regard débordant d’amour. Pour la mousse. Pas pour la serveuse, encore moins pour Chafouin qui la gratifiait déjà de ses œillades. Elle opina quand il évoqua le confort qu’ils s’offraient, à l’abri du mauvais temps et sur le point de festoyer. Elle-même se permettait rarement d’y goûter, plus par habitude de classe ouvrière que par réelle abnégation. Elle lui piqua une cigarette et l’alluma à la flamme de la chandelle qui éclairait doucement leurs visages.

« J’en pense que ma ville crasseuse m’avait pas manquée, mais que les bateaux ça va bien cinq minutes. » Après avoir trinqué bruyamment et bu quelques gorgées de sa bière, s’offrant par la même occasion une charmante moustache de mousse, elle marmonna. « J’ai l’impression que le sol bouge encore un peu sous nos pieds, si c’est pas malheureux. »

Le liquide ambré et froid lui donna un frisson de contentement. Elle n’avait pas envie de penser à autre chose qu’à son bien-être actuel, mais sentait déjà que son compagnon de tablée ne la laisserait pas en paix. Il avait manifesté trop de curiosité durant leur voyage pour ne pas profiter de leur trêve houblonnée du soir. Sans gêne, elle rendit son regard appuyé au chasseur de prime. Elle n’avait aucune idée de comment il en était arrivé là, et honnêtement, avait croisé trop de loubards dans son genre – mais bas de gamme – pour s’en préoccuper réellement. Elle sentait une intelligence acérée derrière cette apparence négligée et son attitude vulgaire. De ce qu’elle avait vu de lui, dans les cales d’Eylohr, il savait manier ses armes avec une rare efficacité, et analyser le terrain sans problème. Sa stratégie leur avait valu de s’en tirer vivant. Au prix de larges sacrifices, certes, mais pour ce qui était de son objectif personnel, il n’y avait pas photo. Peu de morale, mais beaucoup de talent.

Sans surprise, le vieux renard s’engouffra immédiatement dans un interrogatoire qu’il voulait faire paraître raisonnable, mais qui ne pouvait être que la pente grimpante à une soif de plus de détails. Restait à voir à quel point Chafouin tenait l’alcool. Pour sa part, elle n’avait pas peur de l’entraîner avec elle dans l’ivresse, elle se savait capable de laisser son instinct de survie protéger ses secrets. Elle lui adressa un regard en coin, signifiant qu’elle n’était pas dupe de son petit manège, mais décida de lui répondre avec franchise. Il n’y avait rien de dangereux à révéler de ce côté-ci de son histoire.

« Tu peux vraiment pas me lâcher cinq minutes avec tes questions. »

Un soupir, une gorgée de bière, et elle lui répondit en s’adossant à son siège, détendue.

« Ma valeur pour les Hansi, comme tu dis, est toute sentimentale, et nullement matérielle. Je ne suis qu’une journaliste sans prétention qui a eu la chance de les croiser pendant une période pas glorieuse de ma vie. J’ai monté les échelons doucement, proprement, en travaillant dur. Pas d’études, de bourses, de bonne famille. Et si tu veux tout savoir, je ne comprends pas non plus pourquoi ils ont investi dans un mercenaire pour sauver une modeste gratte-papier comme moi. J’imagine qu’ils me voient un peu comme leur fille. Je ne le mérite pas. »

Elle but une autre gorgée, et s’apprêtait à lui redonner la réplique, quand la serveuse apparut dans son champ de vision, deux assiettes creuses de bonne proportion dans les mains. Elle les posa devant eux, ainsi qu’un panier de petits pains et des serviettes à la propreté douteuse. La remerciant d’un sourire, Diane claqua de la langue de contentement, et plongea un morceau de pain dans le ragoût fumant. Elle l’enfourna et sourit de sentir les épices et la sauce riche lui exploser aux papilles. Elle sortit son propre mouchoir de sa poche intérieure, et s’en épongea les lèvres. Sa prothèse luisait à la lumière des chandelles.

« C’était une mission suicide, mais tu y es allé quand même. Ça me fait me poser de sérieuses questions sur la valeur que tu donnes à ta vie, et sur celle de la prime qu’on t’a promise. Il y a une distance entre faire le sale boulot pour gagner son pain et accepter ce genre de folie sans motif personnel. Je me trompe peut-être, mais j’ai le sentiment que ce bon repas n’est rien pour toi comparé à une bonne grosse dose d’adrénaline. Ou bien tu es complètement fou, mais j’ai du mal à l’imaginer. »

Elle attendit sa réponse en mangeant avec délectation. Elle ne savait pas si l’iode avait altéré ses papilles gustatives, mais elle avait l’impression que jamais plat de viande n’avait été si goûteux, jamais bière si enivrante. Elle en oublierait presque qu’un mercenaire curieux et violent partageait sa table, et comptait bien en apprendre plus sur les zones d’ombre de son histoire.

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