S'il y a un après, il y a un avant. Et vice versa.

Il faisait chaud ce jour-là à Ânkar. Enfin, chaud pour une journée hinarie, donc froid pour tout le reste du continent, peut-être même du monde. Mais, fort heureusement, la très correcte habitation de Dorothea ne lui faisait pas ressentir les moindres effets du froid habituel de la région. Elle était en train de se dévisager dans le miroir, passant sa main gauche sur la balafre qui lui couvrait la moitié du visage. La zone ne lui faisait plus mal, depuis le temps, et le traumatisme qui avait accompagné l'accident avait fini par s'estomper. Cela faisait depuis quelques qu'elle hésitait à faire couper la frange, qui choyait habituellement sur la partie brûlée du visage.

La jeune forgeronne pensa alors à tous les gens qui avaient été à ses côtés depuis cet accident. Ses parents, déjà, Sweeney et Lora. Elle avait reçu une lettre d'eux, récemment. Comme toujours, elle l'avait lue en souriant. Comme toujours, elle voulait retourner les voir quelques jours. Mais comme toujours, elle avait du travail. Elle promit à son reflet qu'une fois les commandes qu'elle avait sur le feu terminées, elle retournerait les voir quelques jours. Avec un petit rictus, elle lança à son reflet ces quelques mots:

"Et si jamais je brise cette promesse, je t'autorise à me botter les fesses."

Elle aurait aimé que son reflet lui réponde, juste une fois. Mais bon, ce n'était qu'un reflet, il n'y avait rien de l'autre côté. Il n'y avait même pas d'autre côté, en fait. Mais une petite partie d'elle, celle qui rêvassait quand elle était enfant, la Dorothea à l'imagination débordante, voulait croire qu'il y avait un univers derrière le miroir, peut-être même un univers où les choses étaient presque identiques, juste inversées, comme des reflets dans un miroir.

Ses pensées se tournèrent vers son vieux mentor, qui lui avait enseigné ce qu'elle savait en horlogerie. Elle avait encore la toute dernière montre qu'elle avait fait chez lui, et elle fonctionnait encore, parfaitement. La jeune femme repensa à l'époque où elle travaillait chez lui, à travailler sur des horloges et des montres.

Le train de ses pensées l'amena à un ami qu'elle avait perdu de vue voilà déjà deux ans. Swenn était un jeune homme charmant, à peu près de son âge, avec qui elle s'était liée peu après son accident, et... Qui avait fini par disparaître du jour au lendemain sans laisser la moindre trace. Sa disparition avait d'ailleurs affecté Dorothea, d'autant plus qu'il avait laissé épouse et fille à la maison. Elle ne savait pas s'il avait fui, s'il s'était fait enlever ou s'il était juste mort. Et, d'une certaine manière, ça n'importait plus, en fait. Il avait disparu, et c'était la seule vérité qu'elle connaissait.

Elle se détourna du miroir et retourna dans son séjour, en se demandant ce qui se passerait s'il venait à réapparaître comme ça, sans prévenir, sans crier gare, à toquer à sa porte. Elle ne savait pas du tout comment réagir, et à vrai dire, elle décida de ne pas se poser plus la question, Swenn n'ayant pratiquement aucune chance de réapparaître dans sa vie. Elle descendit dans le cellier, et attrapa une petite bouteille de bière. Elle retourna dans son séjour et ouvrit la bouteille, quand trois coups sur la porte d'entrée résonnèrent. Se demandant qui pouvait bien vouloir lui parler, elle qui était si discrète, elle se dirigea vers la porte, s'apprêtant à envoyer balader le premier vendeur/escroc au porte à porte qui se présenterait devant elle.

Elle ouvrit la porte et dévisagea lentement la personne qui avait toqué. Elle lui rappelait quelqu'un, comme s'il était un fantôme de son passé. Il était grand, plus grand qu'elle et son air général rappelait Swenn, d'un certaine manière, comme s'il était passé du père de famille amical qu'elle avait connu à un soldat, un criminel ou une autre personne qui goûtait rarement au confort de la vie. L'homme lui rappelait trop étrangement Swenn... Beaucoup trop étrangement...

"Oh mes aïeux... Swenn, c'est toi?"

Dorothea était bouche bée. Swenn était donc vivant!? Ses certitudes sur son ami venaient de s'effondrer. Qu'avait-il bien pu faire? Pourquoi avait-il disparu? Les questions inondaient son esprit, comme si un barrage inconscient venait de se rompre, répandant le contenu du lac de retenue dans le cerveau de la jeune ingénieure.

"Je ne me souvenais plus que tu posais des questions stupides. Bien sûr que c'est moi."

Était-ce une insulte, ou juste un trait d'humour? Dorothea connaissait Swenn relativement bien (du moins le croyait-elle) et savait qu'il était un fervent utilisateur du sarcasme, elle se contenta d'ignorer la première partie de sa réponse.

"Facile à dire, ça, "bien sûr"... Tu sais, c'est pas tous les jours qu'on voit un vieil ami revenir d'entre les morts... Mais j'en oublie la politesse, entrez, entrez."

Dorothea laissa entrer les deux personnes dans son confortable appartement. Elle ferma rapidement la porte qui menait à sa chambre à coucher, et retourna au niveau de la table qui trônait au centre de son séjour.

"Alors.... Quoi de neuf?"

La question surprit un peu Dorothea parce que... Rien n'était véritablement nouveau... Pour elle.

"Hmmm... Pas grand chose, j'ai fini mes études quelques mois après ta disparition. Puis j'ai ouvert mon propre atelier. J'me suis spécialisée dans les systèmes d'armements et de défense, mais je fais un peu de tout. Ah, et je me suis fait un tatouage sur le bras gauche. Mais mis à part ça, pas grand chose de nouveau."

Elle but inconsciemment une gorgée de sa bouteille de bière, puis se rappela soudainement de ses bonnes manières.

"Pardonne-moi, j'en oublie mes bonnes manières. Tu veux quelque chose à boire? J'ai de l'eau, de la bière ou encore d'autres alcools si ça t'intéresse. Et peut-être aussi pour ton compagnon à plumes?"

Dorothea ne savait pas trop ce qu'était cette créature, mais, d'une certaine manière, elle avait ce sentiment de calme avant la tempête, comme quand tu rencontres quelqu'un, que tu te dis 'Oulà, je sens les ennuis venir'. Et qui pourrait croire qu'une créature comme celle-là, avec son plumage coloré, pourrait créer un tel sentiment?

"Et toi, quelle est l'histoire que tu as à me raconter? Qu'as-tu fait pendant ces deux longues années? Je pensais que tu étais mort, moi."

Elle aurait pu parler de son épouse, ou plutôt son ex-épouse, elle aurait pu parler des sujets qui fâchent. Elle aurait pu décider de parler des sujets gênants, de la raison pour laquelle il avait laissé femme et enfant sans nouvelle. De s'il déciderait de retourner dans la vie de sa fille. Tous ces sujets qui lui trottaient en tête, qui ne demandaient qu'à sortir... Et qui pourtant resteraient muselés, bien fermement, et ce même si elle se sentait brûler d'envie de savoir.