Double face

Le pouvoir corrompt. C'est un phénomène si universellement reconnu qu'il en est devenu un dicton. Daënastre en particulier illustrait à merveille le phénomène aux yeux de Svenya, qui gardait un souvenir au goût amer des intrigues politiques et autres coups bas qui avaient cours dans les salons de la haute société de l'UNE. C'était une ambiance malsaine, favorisant ceux qui étaient prêts à écraser leurs adversaires pour se hisser au sommet, à briser des alliances pour peu que l'enjeu en vaille la peine. Elle avait vu défiler son lot de politiciens véreux, trempant dans toutes sortes d'affaires louches. Elle avait donc poussé un soupir de soulagement quand elle avait quitté le continent oriental pour revenir aux terres negiines et my'trännes, où le pouvoir était plus dilué et l'air plus respirable.

Cependant, elle avait tout de même passé une dizaine d'années à Daënastre, ce qui voulait dire qu'elle avait une solide connaissance de trois des continents d'Irydaë (dont les deux principaux rivaux). C'était cette connaissance qui lui avait valu sa dernière mission, et c'était probablement elle aussi qui était responsable pour le pli qui venait de lui être remis par un ülchi qu'elle ne connaissait pas. Bien entendu, aucun symbole distinctif n'ornait l'enveloppe en papier, tout comme aucun nom n'indiquait son destinataire. Mais il ne fallait pas être un génie pour en deviner la provenance: il n'y avait qu'à Daënastre qu'on utilisait ce genre de contenant en papier d'un blanc plus pur que celui utilisé à My'trä. Et puisqu'en dehors de l'Ordre, personne ne la connaissait à Daënastre, l'expéditeur de la missive était facile à déduire.

Un coup d'oeil aux documents contenus dans l'envelope confirma ses soupçons à Svenya. Il y avait là un contrat en bonne et due forme et le dossier contenant toutes les informations dont l'Ordre disposait pour l'aider à mener à bien sa mission. Elle commença par parcourir méthodiquement le contrat, histoire de situer ce qu'on demandait d'elle.

Le tableau dressé ne l'étonnait pas plus que ça, bien qu'elle se demande pourquoi c'était elle qu'on chargeait du contrat et pas quelqu'un de plus plus proche géographiquement de la cible. Elle passa au dossier, certaine que le mystère s'éclaircirait. Le contenu était une ritournelle vue et revue: incompétence, corruption, favoritisme... Elle en passait, et des meilleures!

La dernière partie donnait les informations pratiques dont elle aurait besoin pour mener à bien sa mission. Pour la première fois depuis qu'elle avait commencé à parcourir les documents, elle leva un sourcil étonné (une réaction que personne n'observerait vu qu'elle était seule, mais une réaction presque instinctive). Il y avait là une description relativement détaillée des négociations entamées entre Daënastre et My'trä au sujet de la protection des mines de magilithe et, en particulier, d'un prochain voyage du haut-général à My'trä pour mener les négociations avec le roi de Busad. L'Ordre envisageait vraiment de faire assassiner un haut gradé daënar sur le sol my'trän? Est-ce que ceux qui avaient rédigé ce contrat réalisaient que c'était un truc à déclencher une guerre? Etaient-ils irresponsables ou juste désespérément stupides? Décidément, quelque chose clochait.

Poussant de côté ses interrogations, Svenya se concentra sur la suite du briefing. Etant donné l'envergure de la mission, le travail de reconnaissance avait été fait en amont et une fausse identité avait déjà été créée pour elle. Tanya Schermer, originaire de Skingrad, lieutenant de l'armée daënare, unité aérienne, division de reconnaissance, chargée de la liaison entre My'trä et Daënastre et des préparatifs en vue de la visite du haut-général à Busad. Son ordre de mission se trouvait dans une envelope scellée à remettre à qui de droit sur place. Bon, au moins la personne qui avait préparé la mission avait bien fait son travail: elle avait assez peu de zones d'ombre à remplir elle-même. Son long séjour à Skingrad semblait avoir été pris en compte: elle connaissait la ville comme sa poche et était capable d'en reproduire l'accent sans aucune difficulté. Il ne lui restait plus qu'à se préparer elle-même pour la mission et à se mettre en route. Elle tirerait au clair cette affaire, mais en attendant elle avait de quoi faire.


Après un voyage sans histoire (un miracle, vu le climat capricieux des côtes negiines), le lieutenant Tanya Schermer arriva à Etsiin. Bien habile qui aurait reconnu Svenya Nahir sous cette nouvelle apparence. Elle avait troqué tout ce qui pouvait l'identifier comme la nomade qu'elle était contre la panoplie complète de l'officier de Daënastre. Pour compléter l'illusion, ses cheveux aussi avaient souffert et étaient maintenant coupés à la mode du continent oriental (et, il faut bien l'avouer, des cheveux courts étaient plus pratique pour un officier qui a autre chose à faire que s'occuper de sa tignasse). Quelques discrètes touches de maquillage modifiaient ses traits, ce qui fait que même la plus physionomiste des personnes aurait eu du mal à reconnaître la Negiin qu'elle était. Dernière touche au déguisement, son accent était maintenant celui de Skingrad, faussement minimisé, l'identifiant à la fois comme une habitante de la ville et comme une femme issue d'un milieu modeste tentant l'ascenscion sociale.

"Vous êtes l'envoyée de Daënastre, j'imagine?"

L'homme qui l'avait interpelée devait avoir à peu près son âge et était clairement un guerrier. Svenya-Tanya hocha brièvement la tête.

"Lieutenant Tanya Schermer."

Une poignée de main.

"Commandant Eli, de Busad. Si vous n'attendez plus de bagages, mettons-nous en route: nous avons du pain sur la planche."

Oh oui, mon grand, tu n'imagines pas à quel point...

Apparence Svenya pour la durée du rp:

Trouver une daneastre au port d’Estiin n’était pas chose compliqué quand cette dernière était habillée à la mode de ce continent. Puisque des daenars, il y en avait ici, forcement. Même à cette époque de grande tension le commerce continuait, à moins grande échelle peut-être mais bien présent. Seulement, les autres étaient plus discrets, mélangés avec ces parias, les pérégrins. Ou ne descendait pas sur le port, pas comme ils avaient pris l’habitude de le faire. Tout ça le commandant Eli en avait bien conscience. Au moins, l’émissaire n’était-il pas arrivé avec les fanions de sa contrée. Inutile de jeter encore plus d’huile sur le feu ou de clamer haut et fort qu’on recevait ce qui était toujours perçu par beaucoup comme l’ennemi. Les murmures, les commérages, n’avaient pas besoin de plus pour s’alimenter.

Inutile aussi de parader dans les rues avec elle à ses côtés. Le moyen le plus court et le plus sûr pour rejoindre la capitale se trouvait dans une écurie proche des quais. Pas de visite des lieux ou de présentations de ces habitants. L’homme marchait d’un bon pas ignorant les regards intrigués ou les commentaires déplacés. Assez limité étant donné son uniforme de Commandant mais pas inexistant. Le fait de le porter ou non avait fait débat comme tout sur cette rencontre, ou presque. Fallait-il y envoyer le Commandant, laisser l’émissaire se débrouiller, certain demandant même de ne pas la recevoir.

« Les griffons ne posent pas de problème ? Sinon nous prendrons des chevaux. »

Détail. Rien que du détail. Si l’homme n’était pas bavard, il ne s’interrogeait pas moins sur cette femme, ses motivations. Obligé après plusieurs tentative sur leur Primo-Gharyn et les autres événements au cours des mois passés. En temps normal, il aurait été vigilant aussi cela va sans dire, peut-être un peu moins suspicieux seulement.

« Nous allons directement à la Tour du Désert, vous pourrez vous reposer une fois votre mission accomplie. »

Et c’était tout. Plus ou moins la dernière phrase échangée avec elle, à part l’invitation à se placer devant lui pour le trajet. Une fois le bon cap pris, il n’y avait pas besoin de connaître la route, ça ne posait donc pas de problème à ce niveau. L’ambiance n’était en rien détendue pas le comportement d’Eli. En plus d’une indifférence pour les petits bavardages, mettre quelqu’un en situation instable pouvait aider à le faire se trahir. Une parole maladroite de trop pour établir le dialogue par exemple.

« Nous pouvons nous poser sur le toit ».

Il était revenu à son hauteur pour qu’elle puisse l’entendre. En bas, les attendait déjà Darim avec son petit dragon ainsi qu’une de ses secondes. Et immobile dans un coin, regardant tout ce monde, l’ovchin de Zaël.

« L’émissaire, le lieutenant Tanya Schermer. Notre Khorog. »

Pas de poignée de main cette fois, un salut plus digne des my’trans avec le commandant pour montrer l’exemple.

Pour l’instant, pas question d’entrée dans la Tour où de se déplacer. Pas tant que le khorog n’aurait pas donné le signal. Et il n’était clairement pas près de le faire, il regardait simplement la militaire. Presque de haut malgré leur taille respective. Il attendait.

Habituée à se fondre dans la foule peu importe son environnement, Svenya regrettait maintenant l'anonymat que sa capacité d'adaptation lui garantissait. Un inconvénient inévitable du rôle qu'elle devait jouer: elle devait passer pour une Daënare et, donc, elle se ferait inévitablement remarquer à My'trä. Et pas de manière positive. Sa vigilance développée avec l'entrainement lui permettait de capter des bouts de conversations autour d'elle et des commentaires tout sauf sympathiques. Ô joie, encore une raison pour laquelle organiser une mission pareille sur le sol my'trän était une absurdité. L'antenne d'Änkar aurait de ses nouvelles!

Enfin, elle était une professionnelle et le personnage qu'elle incarnait aussi, donc elle ne laissa rien paraître de son état d'esprit actuel. Et puis, c'était une opportunité unique d'observer la géopolitique d'Irydaë aux premières loges. L'Ordre avait beau ne pas s'en mêler directement, c'était le genre de choses dont il valait mieux se tenir au courant.

Arrivée aux écuries, elle confirma au commandant que les griffons ne poseraient pas de problème. Non seulement elle savait se débrouiller sur une monture pareille, mais en plus c'était crédible pour un officier de l'unité aérienne. Après tout, un griffon restait plus discret et maniable qu'un aéronef, même un petit.

Loin d'être mise mal à l'aise par le taciturne commandant, la Negiin appréciait son professionalisme. Et elle était ravie d'échapper aux bavardages vides de contenu que certaines personnes infligeaient à leurs compagnons de voyage. Elle connaissait bien évidemment la direction de Busad, mais elle fit mine de suivre les indications du Kharaalien, qui partait bien évidemment du principe qu'elle était en terre plus ou moins inconnue.

Le voyage sans incident lui aurait permis de se préparer mentalement pour sa mission, si elle n'avait pas déjà fait tout le nécessaire de ce côté pendant sa traversée en bateau. Elle se contenta donc de savourer la sensation du vent qui tentait de la décoiffer (avec un succès heureusement limité) et d'admirer le paysage, qu'elle ne voyait en général pas depuis une telle altitude. Quand vint le moment d'atterrir, elle hocha la tête pour signaler qu'elle avait entendu l'indication de son guide et amorça une descente toute en souplesse.

La présence du dragon révélait l'identité de l'homme qui les attendait: la nouvelle de l'éclosion avait fait grand bruit dans la région, après tout. Avait-il amené son dragon parce que l'animal le suivait partout, ou dans le but d'intimider l'émissaire de la nation, si pas ennemie du moins en froid avec la sienne? Svenya soupçonnait qu'il devait y avoir un peu des deux. Par contre, s'il espérait la voir mal à l'aise, il serait déçu. Le dragonneau serait un jour une redoutable créature, mais pour le moment il en était encore loin. Restait le prestige d'avoir été choisi par un dragonneau, bien sûr.

Le but de Tanya Schermer étant de préparer le terrain pour que les négociations aient lieu dans les meilleures conditions, elle épargna au khorog le salut militaire typiquement daënar. À la place, elle inclina la tête et le haut du buste à la mode my'tränne.

"Un honneur, primo khorog. Au nom du haut-général de Richtofen je vous remercie d'accueillir les négociations à Busad."

Il la toisait, attendait de voir quel faux-pas elle ferait, sans doute. Comme l'ample majorité, il se méfiait, et elle ne pouvait pas lui en vouloir. À vrai dire, son respect pour lui aurait sans doute été moindre s'il lui avait donné l'impression d'être naïf, ou du moins trop aisément convaincu. Ironie du sort, elle portait les couleurs du continent pour lequel elle avait le moins de sympathie. Enfin, il ne serait pas dit qu'elle aurait mal accompli sa tâche! Au moins, sa connaissance de My'trä rendait ses risques de commettre un impair extrêmement limités.

Encore un temps d’attente alors que le khorog prenait son temps pour examiner la jeune émissaire. On ne pouvait nier qu’elle suivait le protocole à la lettre. Une chose que lui appréciait mais qui ne mettrait pas à l’aise le primo-Gharyn. Ce qui en soit, n’était pas forcément une mauvaise chose. Ne pas fraterniser avec eux avant de savoir quel coup fourré ils manigançaient était plus prudent. Parce que cette réunion provenait après celle où les daenars avaient rencontré le chef de la Guilde des Cercles de l’Aube. Un fait, peut être pas crié sur les toits, mais qui n’avait pu échapper aux renseignements my’trans. Ils s’étaient préparés au pire avant de venir.

« Notre région est reconnue pour son accueil. Pas la vôtre. »

Il aurait pu taire la seconde partie, surtout face à une simple émissaire. Cependant, ce n’était pas son genre. Et ce ne devait pas être un frein à quoi que ce soit si elle continuait à se monter aussi professionnelle qu’avant et sinon… Par tous les Architectes, ils se chargeraient de la mettre sur la bonne voie ! Il devait encore plus que de coutume se montrer vigilant pour deux. Zaël ne l’écoutait plus comme avant. Ce n’était pourtant pas anodin d’avoir une inconnue envoyée comme avant-garde dans leur Tour.

« Vous ne serez pas laissée seule durant votre séjour. Maintenant, si vous voulez bien me suivre. Nous allons nous occuper de votre mission pour que vous puissiez vous reposer comme il se doit par la suite. Le commandant Eli vous montrera l’appartement réservé pour vous. »

Ce dernier fit un signe subreptice de la tête pour montrer qu’il avait bien entendu l’ordre. Toujours bien présent même si on pouvait l’oublier quand on se retrouvait face au Khorog. Ou toute autre personne. Un atout dans nombre de situation. Il fit signe à la lieutenant de passer devant lui pour suivre les pas de Darim et son dragon. C’était à lui de fermer la marche tandis que Élysa, qui n’avait rien dit jusque là, ouvrait la marche. Ce n’était pas faute d’avoir de la place dans les escaliers. Ils auraient presque pu tous tenir côte à côte dans la descente. Personne ne commenta pour l’étrangère les reliefs ornant les murs. Un sujet de discussion facile qui aurait permis de lui en apprendre plus sur leur croyance et les hauts faits de Delkhii et ses fidèles. Pas plus qu’on ne lui indiqua volontairement où menait les diverses portes qu’ils longèrent. Même celle devant laquelle ils finirent par s’arrêter, deux étages plus bas.

Une fois à l’intérieur, malgré les différences culturelles, la fausse émissaire ne pouvait pas ignorer la fonction de cette pièce : une salle de réception. Pas la salle du trône. Ni la salle la plus grandiloquente. Elle restait sobre malgré les tapisseries ornant les murs de mise en scène des Architectes. Pas d’autre décoration. La lumière provenait naturellement des ouvertures sans fenêtres qui parsemaient la salle sans qu’il n’y ait pour autant de courant d’air à l’intérieur.

« Vous pouvez vous asseoir en attendant le pirmo-Gharyn. »

Ces mots s’adressaient bien évidemment à « Tanya ». Les autres connaissaient leur place. Le commandant Eli s’était positionné à côté de la porte tandis que la seconde était sortie de la pièce aussitôt entrée. Le khorog quant à lui se tenait debout derrière une chaise les mains appuyées sur le dossier de pierre. Personne ne vint non plus toucher au pichet et aux verres déposés au centre de la table.

« Et nous dire quel message vous portez. »

Une note de chauvinisme même pas dissimulée et une pique à l'encontre de la nation présumée de son interlocutrice. Voilà qui aurait suffi à dissiper les doutes de quiconque se serait interrogé sur les dons de diplomate du primo-khorog. Mais ce n'était pas la place d'une subalterne de relever ce point, et le faux lieutenant se contenta d'accueillir d'un bref hochement de la tête le commentaire à propos de la légendaire hospitalité de Busad. Hospitalité d'ailleurs apparemment aussi sélective que légendaire, puisque la Negiin avait plus l'impression d'être une criminelle sous haute surveillance que l'hôte d'une région connue pour son sens de l'accueil. Elle soupçonnait d'ailleurs certains, le primo-khorog en particulier, de la considérer ainsi. Pas franchement agréable, mais pas franchement surprenant non plus.

Elle suivit donc le chef religieux et sa… disciple? élève? autre? à l’intérieur de la célèbre tour. La présence du commandant à l’arrière du groupe témoignait une fois de plus du bon sens de ses hôtes, même si Svenya n’appréciait pas trop l’impression d’être une prisonnière menée vers une salle d’interrogation. Enfin, elle n’avait rien à se reprocher (ou plutôt: Tanya Schermer n’avait rien à se reprocher) et les Kharaaliens n’étaient pas réputés pour poignarder les gens dans le dos. Encore heureux.

Une fois arrivée à destination, la Pénitente s’assit à la place désignée, non sans avoir jeté un coup d’oeil autour d’elle pour jauger la salle. Les tapisseries religieuses, tout comme les reliefs qui avaient orné les couloirs, n’inspiraient à l’Anomalie qu’une vague amertume. Elle avait beau apprécier les My’träns, elle en était venu au fil des années à haïr certaines règles arbitraires des dieux qu’ils vénéraient qui condamnaient certains sans raison valable. Enfin, ce n’était pas le sujet du jour, et certainement pas un sujet qu’elle comptait aborder en sa compagnie actuelle. Compagnie qui était d’ailleurs intéressée par un autre sujet.

« J’ai été envoyée pour régler les détails pratiques de l’arrivée et du séjour du haut-général afin que la rencontre se déroule dans les meilleures conditions pour tous. »

Elle ne manqua pas de remarquer que le primo-khorog avait manoeuvré de manière à la surplomber malgré leur différence de taille, ni que le commandant ressemblait en ce moment plus à un garde chargé de couper toute issue qu’à un haut représentant des forces armées de la région. Ces positionnements stratégiques auraient sans doute intimidé quelqu’un de moins habitué à constamment analyser son environnement pour percer à jour de telles stratégies. Soit ils n’en étaient pas à leur coup d’essai, soit ils étaient très doués pour des débutants.

Le grand jour était arrivé. Ils étaient tous là, prêts à commencer cette réunion des plus exceptionnelles. Le lieu même où elle devait se tenir avait été au cœur des négociations tout comme le nombre de personnes de chaque côté qui devait y assister, le point de rendez-vous pour mener la délégation daënastre à bon port, les moyens de transport utilisés… Des multitudes de détails réglés grâce à tous les chaînons reliant Zaël à Manfred de Richtofen. Et lorsque ces éléments se répartissent sur deux continents, le dialogue prend forcément plus de temps. Mais ça y était, c’était fait.

Le jour où Tanya était arrivée faisait déjà parti des souvenirs. De même que sa première rencontre avec le primo-Gharyn alors qu’elle attendait seule en présence du Khorog et du commandant Eli. Dès son entrée dans la pièce, il avait été impressionné par cette femme étrangère qui ne semblait pas être mal à l’aise en ce lieu inconnu. Une capacité certes commune aux émissaires, mais qu’il ne cessait d’admirer. Lui-même ne saurait probablement pas en faire autant de l’autre côté. Il y avait peu de chance qu’il y aille de toute façon. Ses voyages, il devait trouver d’autres façons de les faire. Encore plus maintenant qu’avant. Si lui ne s’était pas fermé au monde après les différents incidents survenus l’année passée et celle d’avant encore, son entourage était de plus en plus frileux à l’idée de le voir interagir en dehors de la région ou avec des Daënars. C’était dur de constater cette opposition aussi proche que chez son conseiller de toujours, Darim. Leur relation en pâtissait. Il y avait des conversations imprononcées qui flottaient entre eux et qui ne cessaient de grossir. L’écart entre eux se faisait maintenant sentir physiquement, à travers leur positionnement lorsqu’ils étaient au même endroit.

« Bienvenue dans les Kharaals. J’espère que vous avez pu voyager sans rencontrer de soucis et que votre séjour se fera dans les meilleures conditions. »

Les mêmes mots ou peu s’en fallait à deux semaines d’écart. Adressés en premier à un individu seul puis à un petit groupe. Dans deux cadres différents : l’un dans un espace clos de la Tour, l’autre à son sommet à l’air libre. Les présents lors de l’échange était également un peu différend. Il y avait bien sûr toujours le khorog à quelques pas de lui, ainsi que deux commandants, Nynaeve et Eli et l’émissaire. Sans compter le dragon qui ne quittait plus les côtés de son maître et l’ovshin dont le toit était l’habitat. Dans les deux cas, la question n’était pas là que pour la forme : l’hospitalité n’était pas qu’un concept pour le chef mais une manière de vivre avec les autres. Ils auraient largement le temps d’entrer dans le vif du sujet. D’aborder les parties techniques du problème qui les rassemblaient. De perdre le contact qu’ils auraient brièvement noué. Même si, dans le premier cas, ils eurent plus d’occasion d’échanger qu’ils n’en auraient sûrement avec la délégation au complet par la suite. Pour des raisons évidentes, il est plus facile de nouer le contact avec une personne seule, d’autant plus quand elle ne représente pas un enjeu diplomatique crucial pour la paix. Ainsi, il s’était permis, un jour ou deux après son arrivée, ou peut-être plus puisqu’ils avaient alors eu plusieurs échanges quant aux modalités de la venue du haut-général, de l’inviter dans sa promenade de la semaine pour lui faire découvrir les rues de Busad. Pas à la fin d’une réunion de travail mais à un autre moment de la journée alors qu’il était allé voir si Tanya était bien installée.

« Comme convenu, nous nous déplacerons demain jusqu’à Butsakh pour voir ce qu’il convient de faire pour la sécurité de tous. En attendant, vous pouvez vous reposer ou venir discuter avec moi. »

Alexandria, avant le voyage


Le soleil gratifiait la terre de sa présence et de ses rayons, prodiguant une douce chaleur réconfortante qui se faisait sentir sitôt que sa lumière caressait le visage de Manfred en l’éblouissant de son éclat au passage. Le Haut Général était sur le pont de sa caraque, silencieux au milieu du tumulte provoqué par ses hommes en pleine préparation pour le grand voyage qu’ils s’apprêtaient tous à faire. Ils allaient une fois de plus s’élancer dans les cieux, mais la raison de ce déplacement était inhabituelle, nouvelle, ils allaient voler en direction d’un cap tout à fait inédit pour eux. Ils allaient à Kharaal Gazar, à My’trä, la terre des adorateurs de Architectes. Le Grand Griffon était en mission diplomatique. Sa mission ? Sceller un accord avec le Primo-Gharyn des Kharaal Gazar pour renforcer la sécurité de la mine de magilithe qui avait subit un assaut il y avait de cela plus d’un an.

Manfred avait lu et relu les rapports, encore et encore, assimilant toutes les informations sur l’attaque dont avaient été victimes les technologistes sur le sol my’tran, réfléchissant inlassablement à la meilleure façon de se mettre d’accord avec les dévots. Mais comment bien comprendre les attentes d’un peuple qu’il ne comprenait absolument pas ? C’était là toute la difficulté de l’exercice, et pourtant Manfred s’accrochait à l’idée qu’un compromis devait être possible. Il l’espérait en tout cas. Il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre de la part des my’trans, même en ayant été briefé de la meilleure façon possible sur le sujet. Il s’attendait à des négociations particulièrement difficiles, et pourtant il continuait de se demander pourquoi c’était lui qu’on avait choisit pour mener à bien cette tâche. Il y avait des gens beaucoup plus capables que lui de mener à bien des négociations, lorsqu’il y repensait l’un des premiers noms qui lui venait le plus naturellement à l’esprit était celui de George Armstrong Custer, Le Grand Dragon, celui-là même qui avait négocié la plupart des traités pour acquérir des mines de magilithe sur la terre des mages. Enfin qu’importe, Manfred ferait de son mieux pour mener à bien la tâche qui lui avait été confiée.

Le Haut Général tenait dans sa main une montre à gousset que lui avait légué son père, regardant obstinément les aiguilles continuer leur danse diabolique, annonçant le temps qui continuait de s’échapper avec une succession de cliquetis presque inaudibles. Il allait enfin le voir de ses propres yeux, le continent des mages. Ce n’était pas une histoire racontée par son père ou l’un de ses frères, il allait le découvrir lui-même.

-Haut Général ? C’était Franz qui venait le tirer de sa rêverie, Manfred ne l’avait même pas entendu arriver. Les préparatifs sont terminés, nous sommes prêts à partir dès que vous en donnerez l’ordre.

Le regard du Grand Griffon se tourna d’abord vers le ciel, avant d’observer une dernière fois sa montre à gousset et de refermer son couvercle d’un geste sec.

-Alors inutile de perdre une seconde de plus, nous décollons tout de suite.


Kharaal Gazar, 23 Janvier 934


Le voyage s’était curieusement bien passé, il n’y avait pas eu de perturbation météorologique susceptible de retarder l’arrivée de Manfred, pourtant il y avait bien eu ce début de simili tempête alors qu’ils survolaient l’immense étendue bleu qui séparait Daënastre de My’trä, les technologistes des dévots. Et le continent était enfin en vue, l’aéronef se rapprochait lentement de la masse terrestre et du lieu où il était censé atterrir. C’était un point bien à l’écart de la ville d’Etsiin, le port le plus notable de Kharaal Gazar si Manfred avait bien compris. Pour éviter de gêner et de perturber les locaux, il avait été décidé que l’aéronef se poserai à une distance plus que raisonnable de la cité, et le Haut Général ne préférait ne pas froisser ses hôtes alors qu’il représentait Daënastre.

Habillé de son uniforme réglementaire, le Haut Général faisait les cent pas dans sa cabine. Le moment ou la caraque se poserait se rapprochait de plus en plus et bientôt on l’appellerait pour le débarquement. Il allait enfin faire la connaissance de l’agent de liaison qui avait facilité au mieux son arrivée à My’trä. Il allait falloir la féliciter et la remercier comme il se devait, elle avait effectué un travail admirable et Manfred lui en était redevable. Des coups successifs à la porte de sa cabine lui indiquèrent que le moment était enfin venu. Prenant une profonde inspiration, le Haut Général regarda son épée encore plantée dans son fourreau. Il avait décidé de ne pas la porter, un geste traduisant autant sa bonne foi que sa confiance envers ses hôtes, il ne craignait pas d’être blessé s’ils avaient un peu d’honneur.

La porte de sa cabine fût une nouvelle fois victime d’assauts successifs d’un coup de poing frappant pour attirer l’attention de Manfred. Ce dernier se décida enfin à ouvrir cette porte, dévoilant Franz suivit de cinq hommes et femmes de confiance, son escorte pour toute la durée de cet entretient diplomatique. Le Grand Griffon avait donné des ordres clairs, suivant les recommandations qui lui avaient été faites : pas d’armes, en tout cas rien de trop technologique, ils pouvaient conserver leur sabre d’officier tout du moins, bien qu’ils se sentissent bien trop vulnérable à leur goût sans leur attirail habituel.

La caraque se posa enfin sur le lieu qui avait été convenu, et lorsque l’heure fût venue de débarquer nombreux furent ceux qui observaient leur supérieur hiérarchique poser le pied à terre. Il était attendu et fût accueilli par l’officier de liaison qui avait tout organisé pour son arrivée. Manfred lui serra la main avec un début de sourire aux lèvres.

-Lieutenant Schermer, je tiens à vous remercier personnellement pour l’excellent travail que vous avez effectué jusqu’à présent, votre aide nous a été très précieuse pour organiser ces négociations dans les meilleures conditions possibles, je vous félicite.

C’était vrai, son travail avait été extrêmement utile, et il doute que sans ce lieutenant il aurait pu faire le déplacement à My’trä aussi rapidement, et pour cela il lui était reconnaissant. Et elle n’était pas venue seule, quelques natifs de Kharaal Gazar qu’elle présenta rapidement comme les hommes du Primo Gharyn étaient venus afin de faciliter le déplacement. Manfred inclina la tête et le haut du buste à leur attention à la mode my’tränne, comme on lui avait conseillé de le faire avant qu’il ne parte d’Alexandria.

Il fallu néanmoins négocier la présence des armes des subalternes du Haut Général, ceux-ci préféraient garder au moins leur sabre, une arme bien dérisoire et qui ne pouvait pas faire grand mal aux magiciens, alors ils furent autorisés à garder leurs sabres avant de monter sur un griffon pour rejoindre le Primo Gharyn.

Le voyage à dos de griffon se fît sans incident, et ils arrivaient enfin à Busad. Ils furent dirigés vers la tour qui surplombait tout le territoire, c’était à cet endroit qu’ils étaient supposés se poser après tout. Et lorsque les majestueuses créatures se posèrent au sommet de la tour, ils firent enfin la connaissance de leur hôte, Zaël, le Primo Gharyn. Manfred inclina respectueusement la tête devant celui qui l’accueillait dans sa ville pour le moment, un hôte entouré d’une protection plus imposante qu’il ne l’aurait cru. Un dragon était une protection de poids, c’était autant une arme qu’un moyen dissuasif contre celui qui aurait voulu du mal contre le roi de Busad. Il y avait de la méfiance, des regards crispés, quoi de plus logique, les évènements passés n’avaient encouragé personne à la confiance. Manfred devait donc montrer l’exemple.

-C’est un honneur Primo Gharyn, je vous remercie pour votre hospitalité, et espère que nous parviendrons à un accord qui conviendra à tous. Il réfléchit quelques instants à la proposition du Primo Gharyn, indécis. Le voyage a été assez reposant, discutons si cela ne vous dérange pas, il y a sans doute beaucoup à dire et à échanger.

Manfred était curieux au sujet de ce Primo Gharyn, on lui avait dépeint un portrait de celui avec qui il allait devoir négocier, mais il préférait se faire sa propre opinion et apprendre à connaître même rien qu’un peu celui qui régnait sur Kharaal Gazar.

Même si Svenya avait en horreur tout ce qu’elle voyait comme des magouilles politiques rarement honnêtes, elle devait bien admettre qu’avoir une vue aux premières loges de la géopolitique irydare était non seulement riche en informations, mais aussi tout simplement fascinant. Et, le plus surprenant: elle qui était loin d’être une diplomate-née se découvrait tout de même un certain talent en modération. Bon, ça aidait de bien connaître les cultures des deux camps et de savoir à l’avance où des problèmes étaient susceptibles de compliquer la rencontre.

Elle fit également une autre découverte intéressante durant les semaines précédant l’arrivée de la délégation daënare, cette fois à propos de la politique interne de Busad. Si le primo-khorog restait aussi frigide qu’il l’avait été lors de l’arrivée de la fausse émissaire, le primo-gharyn était tout son contraire. L’Affable méritait son surnom, allant jusqu’à inviter l’envoyée d’une nation plus ou moins rivale à l’accompagner dans les rues de sa ville. Ensemble, le duo de dirigeants kharaaliens était d’une efficacité impressionnante et potentiellement redoutable. L’un misait tout sur l’intimidation, tandis que l’autre mettait à l’aise avec une amabilité naturelle désarmante. Il aurait été si facile de tomber dans le piège, de ne se tenir à carreau qu’avec le chef religieux et de baisser sa garde en compagnie du souverain de Busad.

Mais, si Tanya n’avait rien à se reprocher, Svenya avait par contre toutes les raisons du monde d’être prudente. Usurpatrice d’une place qui n’était pas la sienne, elle avait en plus à ses trousses une créature divine qui justifierait sans doute sa mise à mort immédiate si des fidèles des Architectes découvraient sa vraie nature. Elle fit donc bien attention à ne rien laisser filtrer de compromettant, appréciant à sa juste valeur l’hospitalité du souverain des Kharaals sans pour autant perdre de vue le rôle qu’elle jouait.


Puis, le grand jour arriva. Accompagnée d’une poignée de Kharaaliens (envoyés sans doute plus pour éviter toute tentative de traîtrise des technologistes que pour leur servir d’escorte), « Tanya » monta une nouvelle fois sur un griffon, cette fois en direction d’un coin assez reculé où la caraque de l’ambassadeur daënar devait toucher terre. Ceux qui l’accompagnaient n’étaient pas des débutants, mais elle sentait tout de même une certaine tension régner dans leur petit détachement, et leurs montures n’y étaient pas insensibles non plus.

Quand ils arrivèrent en vue de la caraque, la Negiin ne put qu’admettre en son for intérieur que le bâtiment était une merveille. Les Daënars avaient de nombreux défauts, mais ils savaient créer des machines défiant toutes les lois de la physique et possédant tout de même une certaine grâce. Oh, cette merveille était une potentielle arme de destruction massive, ce qui ternissait un peu l’image que la shudarga avait d’elle, mais tout de même…

Soucieuse d’éviter un incident, la fausse Daënare constata avec satisfaction que la délégation avait suivi ses recommandations à propos des armes et du nombre de membres pour la garde rapprochée du haut-général. Voilà qui contredisait les accusations d’incompétence contenues dans le dossier qu’elle avait reçu de l’Ordre. Bon, évidemment, ce n’était qu’une première impression: il lui faudrait plus longtemps pour se faire une idée de qui était véritablement Manfred de Richtofen. Et de si oui ou non l’épée de Damocles qui lui pendait au-dessus de la tête devait s’abattre sur lui.

Le salut avec lequel elle l'accueillit fut un vrai salut militaire daënar, bien différent de celui qu’elle avait adressé au primo-khorog et, plus tard, au primo-gharyn. Ni Tanya ni Svenya n’étant une grande bavarde, c’est un sobre hochement de tête qui répondit aux félicitations de l’officier supérieur. De toute façon, ce n’était pas avec elle qu’il était venu discuter, et bientôt leur groupe agrandi s’en retourna vers Busad. Là-bas, « Tanya » resta en retrait pendant que les hauts dignitaires se rencontraient (enfin, pourrait-on peut-être dire), attendant de voir si sa présence serait encore nécessaire ou souhaitée dans l’immédiat.

Zaël mena toute la compagnie à travers les couloirs ornementés de la Tour du Désert. Les visiteurs pouvaient admirer les fresques et bas-reliefs réalisés par le peuple créatif de la cité qui compte pour certains des meilleurs artistes du continent. Partout étaient peints et sculptés par les arcanes de Delkhii, à même la roche, non pas des scènes de batailles dantesques et glorieuses, mais des tableaux de vie quotidienne, des natures mortes, des paysages représentés avec un symbolisme exotique. Des tas de nuances d'ocres distinguaient les chaires des troupeaux, des bergers, des rapaces volant, des reptiles voraces au creux des sources et des meutes tapies dans le couvert de la jungle. Un spectacle suffisamment captivant pour les nouveaux arrivants qu'il était capable de leur faire oublier le long trajet qui les séparait d'un endroit où se reposer. Oh les dignitaires les plus importants arrivèrent bien vite à destination, car les espaces pour recevoir se trouvaient peu d'étages en dessous du sommet, mais pour ce qui concernait les hommes d'armes il leur faudrait descendre bien plus d'étages avant de se trouver à porter de victuailles et de paillasses pour se remettre du long voyage.

Mais cela ne concernait plus Zaël et ceux qui l'entouraient. Oh, il avait toujours une pensée pour les nombreux et dévoués serviteurs du primo-gharyn de Busad, mais il devait admettre qu'aujourd'hui son esprit se consacrait à autre chose. Ce n'était pas tous les jours qu'un Daënar aussi important passait les murs de la Tour du Désert. Les anciens vous raconteront volontiers qu'il y a plus de trente ans certains redoutaient qu'ils ne le fassent par la force de leurs canons tonitruants et de leurs machines implacables, mais aujourd'hui le mage leur donnait tort. Il accueillait le dignitaire oriental dans la paix et l'amabilité. Ils étaient chacun sous bonne garde, mais les sabres n'étaient pas dégainés. En vérité, et avec toute l'ironie du monde, Zaël aurait sûrement moins confiance dans son homologue zagashien qu'en Manfred s'il venait à pénétrer dans cette pièce.

La pièce, parlons-en. Très large et rectangulaire, au plafond bas, elle était faite de roc poli comme l'intégralité de la tour, mais on ne voyait que très peu de roche tant les murs et le sol étaient recouverts de tapis, de tentures, de coussins, de rideaux et d'ornements. Le primo-gharyn n'était pas homme à se complaire dans le luxe et les dorures, mais il était ici en diplomate et cette salle était totalement dévouée à cet objectif. Le but était de montrer ce que les Kharaaliens avaient de plus précieux : leur savoir-faire. Ils pouvaient produire les plus riches émaillures très facilement, marqueter des meubles ou encastrer des pierres de Khurmag avec une dextérité rarement atteinte. En bref, ils étaient doués pour créer et même si cela se savait partout dans le monde il était assez probable que les Daënars qui venaient de pénétrer dans le Grand Salon, comme il était appelé ici, subisse le choc de prendre enfin la mesure de ce talent. Le Kharaal Gazar était un pays de miracles et de gens talentueux. Un pays précieux donc. Voilà le message que cette pièce transmettait et que Zaël espérait voir compris dans le regard de Manfred.

Ils s'installèrent tous sur une masse de coussins chatoyants, larges et confortables avant que des domestiques ne leur apporte de quoi se déshydrater et grignoter. Chacun avait à portée de main tout ce dont il avait besoin et on pouvait aisément entendre les soupirs de soulagement de tout ce petit monde une fois qu'ils enchâssèrent leurs derrières dans cet écrin de douceur typique des maisons de Busad. Même Zaël se laissa aller à une grande inspiration souriante, ne serait-ce que pour mettre à l'aise ses hôtes en leur montrant l'exemple. Toutefois, il ne fallait pas non plus penser que ce souverain était avachi dans son pouf comme le dernier des fumeurs d'opium. Même dans cette posture, il gardait une majesté étrange, une attitude de puissante désinvolture, celle d'un dragon apaisé au fond de sa tanière, mais qui a tous les moyens du monde pour chasser les intrus de son feu destructeur.

- Ici nous pourrons enfin discuter à notre aise, lança-t-il à ses prestigieux invités. Buvez, mangez, prenez des forces et goûtez à tout ceci. Je ne voudrais pas que vous repartiez d'ici sans avoir vu ce que Busad offre de plus beau : son hospitalité.

Darim était bien évidemment assis non loin de son primo-gharyn et même s'il n'était pas des plus enjoués à l'idée de recevoir un personnage aussi dangereux dans la si sacrée Tour du Désert il n'était pas assez borné pour comprendre que l'on jouait ici sur le terrain de Zaël. La diplomatie, l'affabilité, la bonne humeur et les pourparlers étaient son domaine de manière catégorique. Lui se contenterait simplement de surveiller d'un œil discret les agissements de toute cette troupe d'hérétiques qui foulaient du pied et du postérieur cette salle sacrée où tant de grands serviteurs des Architectes se sont entretenus. Il écouterait les prochaines conversations avec attention, la main caressant distraitement le crâne de son dragonnet allongé à ses côtés.

- Bien. Comme vous l'avez dit plus tôt, nous avons beaucoup à discuter. C'est la première fois qu'un Daënar de votre acabit vient jusqu'ici et j'espère que de nos échanges produiront les premières et robustes pierres d'une tour que nous bâtirons par la force de nos deux peuples. Une tour solide en l'honneur de la paix et qui s'élèvera dans le paysage de tous pour des siècles et des siècles.

Oui, cela pouvait étonner, mais Zaël était un digne fils de Delkhii et, par conséquent, s'essayait aussi régulièrement à l'art de la prose. Rien de bien sensationnel, mais assez mélodieux tout de même pour pouvoir mettre le Haut Général dans de bonnes dispositions pour cet entretien, du moins l'espérait-il. Il n'avait aucune idée de la sensibilité des gharyns daënars pour la poésie, mais c'était le moment ou jamais de tâter le terrain. Dans tous les cas, il est probablement important de le préciser, chaque camp avait dans son dos une troupe de gardes prêts à défendre leurs maîtres de tout assaut. Zaël était un souverain jeune et peu expérimenté, certes, mais il avait plus de deux neurones en place malgré tout.