Meylan Lyrétoile

Notre histoire commence lors d’une chaude nuit d’été à Darga.  Dans une des rues étroites des parties basses de la ville, un nourrisson a été déposé devant la porte d’un des bâtiments.  Un orphelinat.  L’enfant, âgée de quelques mois, ne fait pas le moindre bruit et fixe le ciel étoilé de ses yeux sombres, étranges à son âge.  La douceur de la nuit et la couverture en laine qui l’entoure la gardent au chaud, et son petit esprit se balade on ne sait où dans les limbes entre le rêve et l’éveil.  Il faudra attendre le matin pour qu’une des surveillantes de l’établissement la trouve, manquant de trébucher sur ce petit paquet de laine grise en sortant du bâtiment.  Avec un soupir, elle récupérera l’enfant pour l’amener à l’intérieur, la nourrir et la coucher.  Il n’y a aucun signe distinctif permettant d’identifier ses parents ou de deviner son nom, sa couverture en laine douce est le seul objet avec lequel elle a été trouvée.  Bien qu’un peu petite, elle est en bonne santé et ne présente pas de caractéristiques hors du commun.  En revanche, il faudra attendre trois jours avant d’entendre le son de sa voix.  L’imagination de ses nouvelles gardiennes étant ce qu’elle est, cela lui vaudra le nom de « Diniel », ou « silencieuse ».

Somme toute, la petite Diniel aurait pu plus mal tomber.  Les deux soeurs en charge de l’orphelinat, Neria et Rowen Melkar, toutes deux soigneuses adeptes de Möchlog, étaient aussi attentionnées que peuvent l’être deux personnes seules tentant d’élever en moyenne une vingtaine d’enfants aux âges allant de quelques jours à une quinzaine d’années.  Oh, bien sûr, un certain chaos régnait en permanence entre les enfants, les dons que l’orphelinat recevait ne suffisaient jamais entièrement à couvrir les dépenses nécessaires pour nourrir et vêtir tout ce petit monde et deux mères de substitution ne suffisaient pas pour une troupe aussi grande, mais tous les habitants du quartier s’accordaient pour dire que les orphelins laissés à la charge des soeurs « sont très chanceux, pour des enfants dans leur situation. »  Ils étaient nourris, logés et blanchis, recevaient les bases d’une éducation variée et pourraient ainsi se trouver un jour une honnête profession subvenant plus ou moins à leurs besoins.  Les plus chanceux pourraient peut-être même être repérés par l’un des généreux donateurs de l’établissement et décrocher ainsi un apprentissage plus poussé les lançant mieux dans la vie.  Cela, Diniel l’avait entendu depuis toujours, avant même qu’elle soit en âge de comprendre ce que les adultes disaient.  Alors, avec une confiance toute enfantine dans le jugement des adultes, elle avait accepté qu’elle était chanceuse et qu’elle ne pourrait rien souhaiter de plus.  Le nourrisson silencieux devint une petite fille à l’esprit aussi rapide que sa langue restait immobile.  Elle pouvait rester des heures dans son coin, en contemplation devant elle seule savait quoi.  Si elle ne forma pas de lien fort avec ses frères et soeurs d’adoption les plus proches d’elle en âge, elle ne sembla jamais en souffrir.

Le changement vint, comme très souvent, à l’adolescence.  Ce fut un changement subtil, échappant en grande partie même à Diniel elle-même.  Ses yeux se firent plus perçants.  Au lieu de simplement enregistrer ce qu’il voyait, son cerveau se remplit d’interrogations, remettant en question tout ce qu’elle voyait et entendait.  Et puis, il y avait la bibliothèque.  La liberté de mouvement accordée aux enfants plus âgés de l’orphelinat lui permit d’explorer ses environs à loisir, et ses pas la menèrent de plus en plus souvent vers cette caverne aux merveilles.  Ce que sa basique éducation à l’orphelinat ne couvrait pas, il lui suffisait d’ouvrir un livre pour le découvrir.  Les questions qui lui trottaient dans la tête avaient leur réponse quelque part dans ces milliers et milliers de pages, il lui suffisait de chercher.  Et les histoires…  Il n’était pas rare que Diniel ressorte du bâtiment la tête pleine de créatures fantastiques, d’actes héroïques et de contrées lointaines.  Mythe et réalité se mêlaient, donnant un côté magique à son quotidien.  Parfois, quand l’une de ces histoires avait particulièrement marqué Diniel, elle la relatait à l’un ou l’autre de ses camarades.  Puis, il devint habituel pour un petit groupe d’entre eux de venir d’eux-mêmes lui réclamer les récits qu’elle avait découverts durant la journée.  Puis le groupe grandit.  Enfin, en peu de temps, Diniel était devenue la conteuse attitrée de l’orphelinat, rôle dont elle s’acquittait avec enthousiasme.  Si certains s’étonnèrent de la voir si à l’aise face à un public, personne n’en fit la remarque.

En recherchant des légendes des âges passés, Diniel finit (comme on peut s’y attendre) par en dénicher au sujet des Architectes.  Puis d’autres, puis d’autres encore.  Ces entités dont elle avait toujours entendu parler, les voilà qui devenaient les protagonistes des événements relatés sous ses yeux.  Elle creusa le sujet encore et toujours, curieuse de ce qu’elle pourrait trouver.  Au fil du temps, des affinités émergèrent de ces recherches, Khugatsaa en tête.  Le temps passa encore, et Diniel en vint à constater que ses récits semblaient susciter plus d’enthousiasme chez ses spectateurs.  On vint la congratuler, lui dire qu’on se croyait vraiment plongé dans l’histoire quand elle parlait.  Petit à petit, elle se mit à réaliser qu’elle illusionnait son public sans s’en rendre compte.  Là encore, la bibliothèque fut sa fidèle source d’informations au sujet de ce nouveau développement.

Vint alors le jour où elle constata qu’elle faisait désormais partie des plus âgés de l’orphelinat et qu’elle devait commencer à mener sa vie elle-même.  Son âge exact n’avait jamais été déterminé, mais on pouvait raisonnablement estimer qu’elle avait autour de seize ans.  Elle rassembla ses affaires, chercha un endroit qu’elle pourrait se payer avec le maigre pécule que ses deux tutrices lui fournissaient, fit ses adieux et s’installa dans une petite chambre à quelques rues de là.  L’endroit était mal isolé et exigu, mais qu’importe: c’était l’été, elle avait donc quelques mois pour pouvoir se permettre mieux.  Au lieu de suivre la voix de la raison et de trouver un emploi peu stimulant mais ayant le mérite d’être stable, elle décida de suivre sa passion.  Si elle devait peiner à rassembler de quoi vivre, qu’au moins elle fasse ce qu’elle faisait de mieux (et aimait le mieux.)  Elle deviendrait conteuse.

Elle commença par conter ses récits aux croisements de rues et face aux auberges.  Certains jours, ses recettes étaient bonnes, de nombreux autres, elle rentrait bredouille ou presque.  L’hiver arriva, et il emporta avec lui une partie de son optimisme: elle n’avait de loin pas de quoi se payer un meilleur logement.  Les mois qui suivirent furent froids, et cela n’aida pas qu’un coup de froid particulièrement violent lui vola sa voix pour près de deux semaines.  Cependant, elle ne se laissa pas démonter.  Malgré ces difficultés, sa volonté de triompher restait inébranlable.  Avec le printemps, sa voix revint, et elle vit arriver la première bonne surprise depuis qu’elle avait quitté l’orphelinat: elle fut remarquée par une troupe.  Ils l’observèrent d’abord pendant plusieurs jours, évaluant sa voix, sa manière de conter ses récits, la variété de son répertoire, la subtilité de ses illusions…  Après une semaine, l’un d’entre eux lui offrit une place d’apprentie parmi eux.  Une chance formidable pour quelqu’un manquant cruellement d’une quelconque formation, aussi Diniel accepta avec peu d’hésitations.

Les trois années suivantes furent une révélation.  Non seulement elle acquit une technique qu’elle n’aurait autrement pu atteindre qu’en de nombreuses années, mais elle élargit également considérablement son répertoire et ses capacités.  À ses récits vinrent s’ajouter des ballades, des poèmes épiques, des pièces de théâtre…  Elle améliora aussi ses illusions, passant d’impressions diffuses et semi-conscientes à des sensations plus précises qu’elle définissait entièrement.  De plus, les musiciens de la bande lui apprirent à jouer de nombreux instruments et à danser sur leurs notes.  Pour résumer: de conteuse vivant vaille que vaille de son art en rue, elle devint une artiste complète gagnant petit à petit en reconnaissance.  Et enfin, la dernière chose mais non la moindre, elle changea d’identité.  Comme presque tous ses nouveaux compagnons, Diniel s’était rapidement choisi un nom de scène plus romanesque.  Elle avait porté son choix sur Meylan, référence à un personnage légendaire qu’elle aimait particulièrement.  À la fin de ses trois ans d’apprentissage, la troupe se cotisa pour lui offrir son premier instrument personnel: une lyre de bonne facture au cadre gravé de trois étoiles.  Ce jour-là, Meylan Lyrétoile remplaça définitivement Diniel l’orpheline.  Elle était une nouvelle personne, et elle avait désormais toutes les cartes en main pour prendre le contrôle de sa propre vie.

D’autres années ont passé, chacune apportant son lot de changements dans la vie de Meylan.  Maturité, expérience, nouvelles rencontres, succès et échec…  Dans l’ensemble, la vie lui a souri.  Après deux ans encore au sein de la troupe qui lui a tout appris, elle a décidé de reprendre son indépendance, bien qu’elle garde de bons contacts avec ses amis artistes.  Elle s’est créé petit à petit une certaine réputation et les habitudes qui vont avec ce genre de choses.  Elle garde volontairement une zone d’ombre sur son passé, préférant laisser libre cours à l’imagination de son public plutôt que de leur révéler une réalité ordinaire.  C’est pour cette même raison qu’elle incarne tour à tour des rôles très différents, laissant à tout un chacun le soin de démêler le vrai du faux.  Elle est Meylan Lyrétoile, ménestrelle de son état, une page en cours d’écriture, un personnage à façonner.  Et c’est elle qui tient la plume.